42. Cellule

Qu’est-ce que tu fous là ? Des murs de pierres grises. Des voûtes en ogive. La salle est haute et vide. Il règne un peu de lumière. Elle provient des fentes étroites et verticales que tu distingues au fond des encoignures. Le mur fait des angles en creux, avec une fente au fond, comment ça s’appelle, ce truc ? Autrefois on tirait des flèches par là, des meurtrières, c’est ça, des meurtrières, tu es dans un château fort moyenâgeux. Tu avances ta tête dans une encoignure, tu veux regarder dehors par la meurtrière, tu coinces ton crâne dans l’angle mais tu ne parviens pas à approcher tes yeux assez près, tu ne vois qu’une bande de lumière blanche par où t’arrive de l’air frais. Tu tords tes yeux pour discerner quelque indice vers le bas, mais non, tu ne vois ni sol, ni végétation. Tu cherches à percer cette blancheur, tu as l’impression d’un nuage, d’une brume, tu imagines que tu es au sommet d’un donjon dressé dans le brouillard.

Tu retires ta tête, il y a d’autres meurtrières sur trois côtés de la pièce, tu fonces les regarder, elles sont toutes pareilles, des fentes donnant sur le brouillard. Tu tournes en rond. Il n’y a aucune issue. Par où es-tu entré ? Trois grandes tapisseries sont accrochées sur le quatrième mur, certainement, l’une d’elles doit cacher la porte. Vite, tu en soulèves une : rien, le mur. Derrière les deux autres aussi, la pierre, partout, rien que la pierre, le sol, le plafond, les murs, la pierre. Ni porte, ni fenêtre. Ni trappe, non plus : les dalles sont parfaitement scellées. Il n’y a que ces meurtrières trop étroites. Tu es terrorisé à l’idée d’être enfermé, mais encore plus à l’idée de ne pas savoir comment tu es entré. Comment, pourquoi, par quel sortilège te retrouves-tu dans cette prison où tu n’as pas pu entrer ? Est-ce qu’on t’a jeté là, puis muré ? T’a-t-on condamné à mourir ici de faim, de soif, d’épuisement ou de désespoir ?

Regarde les tapisseries. Peut-être vont-elles te donner un indice ? Sur chacune un personnage. Au centre, l’Amour, avec son arc. A gauche, la Mort avec sa faux. A droite, la Justice avec sa balance. Tu peux toujours chercher la Liberté avec son flambeau ! Pourquoi la balance n’est-elle pas au milieu ? Elle donnerait à choisir entre l’amour et la mort. Mais non, la justice est menaçante aussi avec son glaive, comme la faux, comme la flèche… Ces trois allégories sont là pour te menacer, te persécuter. C’est donc ça leur idée pour toi : la solitude face aux allégories. Constamment, cette Mort niaise va te narguer en te souriant de toutes ses dents ! Sempiternellement cet angelot grassouillet va te bandouiller sous le nez son petit arc ridicule ! C’est donc ça l’Amour ? Cette niaiserie ? Et la Justice, hein, peut-être bien que tu sais pourquoi elle est là, la Justice, non ? Tu peux toujours les insulter, ces trois là, et Dieu sait si tu en as des insultes en réserve pour eux, ils resteront là en face de toi comme trois jocondes immuables. Et les voûtes te retourneront tes propres cris qui t’écraseront comme une gousse d’ail au fond d’un pilon.

Tu veux réagir. C’est la solitude qui est difficile. Tu aurais aimé avoir au moins un compagnon, quelqu’un qui t’écoute.

Aussitôt, un jeune homme est là, assis sur le sol, le dos contre le mur. C’est un garçon un peu plus âgé qu’un ado, il est très pâle, très blanc, dans ses vêtements, dans son visage, ses yeux mêmes sont très clairs. Il te regarde, compréhensif. Tu lui demandes :

– Qu’est-ce que tu fous là ? Et moi, qu’est-ce que je fous là ?

Il te répond doucement :

– Réfléchis…
– Réfléchir ? J’arrête pas !
– Sans doute que tu t’y prends mal. Repars à zéro. Qu’as-tu fait ?
– Ah non ! Je te vois venir ! Je n’ai rien fait ! Je ne me sens pas coupable du tout.
– Il ne s’agit pas de te sentir coupable, mais de te souvenir…
– Me souvenir de quoi ?
– Comment es-tu arrivé ici ?
– Si je savais !
– Essaie de reconstituer ta trajectoire.
– Ma trajectoire ?
– Ta trajectoire de lecture. Comment tu as circulé dans l’ouvrage. Pourrais-tu me dire le numéro de ce chapitre ?
– Le 42, non ?
– Hélas, oui, c’est bien le 42 ! Eh bien, je te le dis : aucune trajectoire n‘atteint jamais le chapitre 42. Et aucune n’en repart. Un lecteur qui suit la consigne n’arrive jamais ici. Tu comprends maintenant ? Tu as batifolé. Tu as ouvert le livre n’importe où. Tu es entré dans le chapitre imprévu. Le chapitre qui ne vient de nulle part et qui ne va nulle part. Te voilà sorti de l’histoire. Sans aucun moyen pour y retourner. Hors du temps, hors du jeu. Tu es hors jeu. Prisonnier face aux allégories.
– C’est impossible, dis-tu et tu tentes encore de regarder dehors, puis tu te retournes vers lui pour lui demander :
– Et toi qui es-tu ?

Mais il n’est plus là, il s’est volatilisé.

Maintenant tu sais.

Ah, elles ne vont pas te laisser en paix, les allégories. L’Amour va se rappeler à toi, revenant sans cesse sur les souvenirs obsédants. Et la Justice, personne n’est jamais franchement serein face à la Justice, on se sent tous toujours un peu coupable, non ? Quant à la Mort, tu l’entends déjà te répéter en ricanant : Tu ne veux pas de moi ? Alors tu devras vieillir, vieillir, vieillir… Hé oui, c’est pas très marrant tout ça, mais aussi, pourquoi es-tu venu te fourrer là ? Il fallait suivre un peu plus les directives. C’est trop tard maintenant. L’auteur ne peut plus rien pour toi.