75. L'entreprise
Vous continuez chaque jour la construction tentaculaire. Vous étendez chaque jour un peu plus la toile arachnoïde. La station se développe dans toutes les directions. Les équipes de constructeurs, devenues indépendantes les unes des autres depuis si longtemps qu’est commencée l’entreprise, continuent à échafauder leurs éléments dans l’espace, avec la volupté que procure cette façon de bâtir sans nul souci de gravité, la seule nécessité étant de rattacher toujours l’élément nouveau au reste de la construction… Les formes de ce gigantesque Lego, autrefois on aurait dit Meccano, sont beaucoup plus libres que sur la Terre, puisque vous êtes loin de toute planète puissamment attractive, dans un monde qui semble parfaitement immobile, sans vent, sans haut ni bas, sans aucune force qui s’exerce. Votre propre mouvement vous est imperceptible. Du reste, si l’on n’arrimait pas la construction nouvelle, elle flotterait non loin de vous et mettrait des semaines, des années peut-être à s’en éloigner.
Tu as l’impression que ta façon de voir les choses t’est assez personnelle. Il faut dire que tu n’es pas cloisonné dans un seul univers comme la plupart des spécialistes que tu côtoies. Bien sûr, toi aussi tu es un spécialiste, comme tout le monde ici : ton domaine, c’est la diététique, en d’autres termes : la cuisine. Et justement ton travail te met en contact avec les autres. Ce qui fait que tu es l’une des personnes les plus courtisées, les plus chouchoutées de la station. C’est que chacun et chacune cultive ici sa nostalgie des goûts et des parfums de là-bas… Il faut voir comme tu es sollicité. Certes, les différents médecins, tous éminents, sont eux aussi très demandés, mais ils le sont avec une certaine méfiance, ils sont du côté du pouvoir, on subit leurs décisions, tandis que toi tu es un exécutant, tu fais avec les moyens du bord, tout le monde sait que tu ne peux pas retourner faire ton marché là-bas, que tout a été emporté une fois pour toute et certainement méticuleusement prévu. Et pourtant tu arrives souvent à répondre à la demande, à échapper en quelque sorte à cette programmation terrible, à produire le goût spécial, celui que les calculateurs n’avaient pas envisagé! Heureusement qu’il y a tant de paramètres dans la cuisine ! Les cultivateurs hydroponiques et les éleveurs pourraient eux aussi faire l’objet de sollicitations, mais tout le monde n’a pas le contact direct avec eux, leurs installations sont de l’autre côté du pôle énergétique, et pour les atteindre, on passe souvent par toi qui traites leurs productions. D’autant plus que, sans te vanter, leurs productions brutes sont toujours un peu décevantes, pas obligatoirement fades, non, mais d’un goût forcément un peu trop net, trop carré. Il y a besoin de ton alchimie pour réintroduire dans l’alimentation cette part d’aléatoire, d’imprévu, que recherchent tes nostalgiques commensaux.
Et puis, l’humain, à table, se relâche et se livre… D’autant plus que tu les bichonnes, tu soignes ton prestige, tu viens toujours à la fin des repas t’enquérir de leurs impressions gustatives. Alors on te raconte tout et tu en sais beaucoup plus sur le fonctionnement de l’entreprise que bien des personnes qui se croient plus haut placées. C’est ainsi que tu as constaté avec un grand étonnement que les programmateurs de l’entreprise qui ont été si forts pour la planification sexuelle, ont été très légers pour la nourriture. Ils avaient certes prévu les cas de boulimie ou d’anorexie, mais ils n’avaient pas réellement envisagé la nostalgie, la neurasthénie gustative qui règne dans la station. Ils pensaient que vous vous adapteriez à la nourriture de l’espace alors qu’ils étaient persuadés que la perturbation de votre micro société viendrait du sexe. Ils ont méthodiquement envisagé tous les comportements possibles, toutes les déviances qui inévitablement allaient se développer sur ce plan-là. Ils ont volontairement équilibré à peu près le nombre d’hommes et de femmes. Ils ont multiplié les garde-fous, les conseillers psychologiques et surtout, ils ont réussi à instituer un ordre moral strict, un consensus apparent de respect absolu de la conjugalité. Mais, parallèlement à ce rigorisme hypocrite, ils ont en réalité planifié secrètement la transgression, sachant qu’elle était inévitable… Tu es certain que la direction est au courant de tout ce qui se passe ici entre les gens, ou peu s’en faut. Vous êtes bien loin de l’anonymat urbain qui garantissait la liberté, au contraire vous êtes revenus à l’ambiance villageoise où tout le monde sait tout sur tout le monde. Les jardins secrets sont des lieux publics. Et l’innocent cocu est, comme partout, le seul à ne pas savoir, et quand il découvre, quand il craque, il est pris en charge, amadoué, anesthésié.
Donc grâce à ta cuisine, tu connais à peu près toutes les équipes. Mais elles ne viennent pas aux mêmes heures. Chacune a son rythme propre. Celles qui sont du côté du commandement et des surveillances ont des roulements très réguliers et très rapprochés. De même que celles du pôle énergétique. Les équipes de nettoyage, au début, marchaient à la même cadence mais la direction a décidé de décentraliser aussi le nettoyage et chaque équipe vit avec ceux du secteur dont elle a la charge, il parait que l’ambiance s’en trouve améliorée. En fait tous ceux-ci ont une vie trop bien réglée, trop mathématique, ce ne sont pas les personnes les plus intéressantes de la station.
Non, ceux qui te fascinent, ce sont les constructeurs, les bâtisseurs, les échafaudeurs, ceux qui sortent à l’extérieur, aux multiples extrémités de votre si complexe agglomération spatiale, pour continuer à l’agrandir, à la prolonger, ceux-là sont les artistes de l’entreprise, les poètes ! Tu commences seulement maintenant à comprendre ce qu’ils font : ils ne construisent plus depuis longtemps, ils sculptent. Oui, ils sculptent un monde nouveau, ce sont des créateurs, des dieux. Certes, on pourrait les comparer à des fourmis ou même à des coraux qui croissent jour après jour, opiniâtrement sur leur récif, sans réfléchir… Vus de loin, peut-être… mais quand on est parmi eux, c’est autre chose, ils ont l’enthousiasme des grands constructeurs ! Ils réfléchissent, tu peux le dire, ils discutent, ils se concertent, écoutent les objections, se penchent sur les plans, calculent, vérifient, argumentent, réfutent, approuvent… C’est qu’ajouter ne serait-ce qu’un mètre à la station, gagner un petit mètre cube d’atmosphère protégée sur le vide meurtrier qui vous entoure, est un véritable casse-tête ! Il faut le chauffer, le raccorder, le pressuriser, le surveiller, y établir le système de pesanteur artificielle, que sais-tu encore ! Et eux, ça les excite, ça fait leur bonheur. En vérité, l’humanité se divise en deux groupes: les contemplateurs et les bâtisseurs. On aurait pu croire que ceux qui se sentiraient le plus à l’aise dans une entreprise exploratoire comme la vôtre, ce serait les contemplateurs, ceux à qui il suffit de voir le monde pour être heureux, il n’en est rien. Ceux qui supportent le mieux votre vie de reclus de l’espace, ce sont les bâtisseurs, ceux qui se réalisent dans une œuvre, une production.
Pourquoi gagner un mètre sur l’espace ? Tu n’en sais rien. Et tu les soupçonnes de ne pas le savoir non plus. C’est pour ça que tu les appelles des poètes, tu as l’impression d’un acte gratuit, d’une œuvre d’art passionnante, belle, inutile. En tout cas, les formes que prend votre agglomération sont chaque jour plus biscornues, les ramifications chaque jour plus élaborées. Tu n’es pas loin de penser que plus personne n’en connait le plan d’ensemble. Depuis si longtemps que vous êtes partis, ou plutôt que vous êtes installés, (car qui peut dire que vous êtes en mouvement ? nul repère proche : ni planète évidemment, ni véritable soleil pour vous signifier une vitesse relative) depuis si longtemps que vous êtes partis, l’objectif de l’entreprise commence à s’estomper. Du reste certains d’entre vous ont carrément abandonné l’idée de glisser leur regard à travers les rares hublots de la station. Dire que, les premières semaines, ces hublots étaient pris d’assaut ! Et tout un chacun de s’extasier sur la beauté des espaces infinis ! L’habitude s’est vite perdue. Mais toi, tu continues. Tu as ton hublot au fond de ta salle à manger et tu vas t’y poster pendant de longues heures. Tu sais que la chose n’est pas très bien considérée par les médecins et les psychiatres, ils y voient un signe de neurasthénie, d’inadaptation, un excès de nostalgie qui pourrait être nuisible à la longue à la réussite de l’entreprise. S’ils te repéraient, ils ne tarderaient pas à te proposer quelque thérapie sournoise. Heureusement, ces gardiens de l’ordre psychologique sont des humains, eux aussi et ils se nourrissent. Alors, ils te ménagent. Et quand l’un ou l’autre t’a surpris à ton hublot, il a bien voulu n’y voir qu’une manie d’artiste, peut-être même une source d’inspiration culinaire. Il ne faudrait pas qu’ils y décèlent un désir d’être ailleurs… ça ne l’est pas, du reste, parce que ce que tu contemples, ce n’est pas d’abord la beauté des météores, l’éblouissement fantastique des mondes qui gravitent à l’infini, non ça, toi aussi tu t’en es un peu lassé, ce que tu regardes est beaucoup plus près, c’est votre station, c’est votre construction qui se propage sur le vide… Tu guettes surtout, aux extrémités les plus délicates, la présence de tes chers sculpteurs en train d’ajouter une pièce supplémentaire. Et la forme est chaque fois plus élaborée, plus belle, plus inutile.
Tu viens d’écrire le mot sacrilège : inutile. Ecrire ? Oui, tes pensées, tu les écris. Tu n’aurais certainement pas le courage de les dire. Alors tu les consignes sur un cahier que tu caches avec crainte. Tu prends un gros risque mais c’est pour toi-même la preuve concrète de ta résistance mentale. Au moins, au fond de toi, tu sais que tu n’as pas sombré dans l’apathie cérébrale organisée ici de main de maître par les programmateurs de l’entreprise. Ecrire t’aide à y voir plus clair : votre entreprise est inutile, elle n’a plus de sens. Tu n’es probablement pas le seul à le penser. Tu as observé des signes. Il y a des années maintenant qu’aucune navette terrienne ne peut plus vous rejoindre. Vous êtes parait-il trop éloignés. Mais peut-être aussi trop oubliés ? Encore un mot tabou : oubliés, oubliés ! Attention ! Ne commence pas à te sentir coupable, ils vont le deviner. Il faut que tu tiennes le coup, que tu gardes en secret ta tête sur tes épaules et que tu continues à penser, à penser…
Peut-être que, sur la Terre, ceux qui vous ont programmés sont morts, renversés, destitués, que sais-tu ? En tout cas votre entreprise est oubliée sur Terre, tu en es sûr, le contact est perdu, tu le sais ! Un exemple, un signe parmi d’autres : l’autre jour, il y avait un petit repas du staff des grands chefs. Tu les as observés et tu les as trouvés tristes. Certes, ils riaient tous très fort, faisaient des plaisanteries, des sourires, des gestes conviviaux, mais tout cela était forcé, rien ne faisait pétiller leur regard. Tu es sûr qu’au dedans d’eux-mêmes pas un seul ne riait. Et voilà le signe que tu as noté : ils parlaient de films, de livres, et l’un d’eux s’est souvenu d’avoir, dans sa jeunesse, lu Poil de Carotte, ce livre l’a marqué, il s’en souvient :
– Tiens, par exemple, dit-il, un jour Poil de Carotte joue à cache-cache avec ses copains et il se cache si bien, il reste recroquevillé tellement longtemps dans son trou, que les autres l’oublient…
Et là, personne ne rit, personne ne sourit, tout le monde est gêné pendant quelques secondes jusqu’à ce que quelqu’un s’écrie :
– Allez, buvons un coup !
Un autre jour aussi, tu as entendu cette formule dans la bouche d’un chef : inutile comme la radio du bord. Et tu as remarqué qu’ils ne parlent jamais entre eux du but de l’entreprise, de l’autre système solaire que vous êtes sensés rejoindre à travers l’espace, des planètes à coloniser, de la façon de les approcher et tout cela…
Il faut voir aussi l’importance accordée à la reproduction de l’espèce dans l’entreprise. C’est certainement le point sur lequel inconsciemment tout le monde ici est d’accord. Il faut voir comme les quelques naissances qui ont déjà eu lieu ici ont été fêtées ! Sur le moment, tu en as presque éprouvé de la gêne. Tu as senti que cela révélait une angoisse profonde et générale. Et maintenant les bébés sont l’objet de toutes les sollicitudes. Ils seront très mal élevés, c’est certain, beaucoup trop couvés… Mais pourrait-il en être autrement ?
Cependant, ces signes, ces allusions, tu ne les as remarquées qu’après coup. La vérité, tu l’as d’abord comprise en regardant dehors le travail des constructeurs, la beauté, l’absurdité des formes qu’ils font surgir… Tu as la nette impression qu’ils ne sont plus contrôlés, la supervision est de pure forme, parce qu’en haut lieu on sait que tout ceci ne sert à rien. Ou plutôt : la seule chose qui importe c’est de construire, mais peu importe quoi.
Aussi bien, puisque cette entreprise ne mène nulle part, puisque vous vous contentez d’exister dans l’espace, puisque vous vous contentez d’être au monde, ce que tu penses ne sert à rien non plus. Tu te vois mal prendre la tête d’on ne sait quelle révolte sur la station. Fonder on ne sait quelle société secrète persuadée qu’il suffit de prendre le pouvoir pour redonner un sens à l’entreprise. D’abord, tu sais bien que c’est impossible. Si une chose a dû être particulièrement étudiée c’est le contrôle politique de votre microsociété, aucune illusion à se faire là-dessus… Mais ce n’est pas la véritable raison. Au contraire : le fait de savoir qu’on va échouer n’empêche pas de tenter l’aventure, ce serait plutôt une incitation, ce qui compte c’est le combat, pas la victoire, non, si tu regardes franchement au fond de toi, tu sais bien que tu n’y crois pas. Arriver aux commandes, tenir les leviers du destin de votre tentaculaire embarcation-entreprise-habitation, à quoi bon ? Serais-tu capable, aurais-tu l’idée, arriverais-tu à concevoir un autre but que celui poursuivi par l’équipe actuelle, qui est de continuer, continuer, comme ça sans raison?
Les choses commencent à devenir plus claires pour toi : s’il y avait un autre objectif possible, une quelconque raison de votre présence ici dans ce point précis de l’espace, cette raison d’être, cet objectif serait perçu avec évidence par tous, il s’imposerait à vous comme s’impose à vous l’idée de ne pas ouvrir une porte donnant sur l’extérieur, par exemple… Et dans l’hypothèse où vos chefs ne vous dirigeraient pas vers cet objectif évident, l’éventuelle révolution s’imposerait elle aussi avec la même évidence. Il n’en est rien. L’ensemble des habitants de la station est pris dans une léthargie. Tout le monde a oublié et tout le monde continue à vivre, la station tout entière continue, elle est un monde qui continue. Ce monde va sur sa lancée, il ne va nulle part, il n’a d’autre justification que d’exister et de survivre. C’était cela le but de ceux qui ont conçu l’entreprise : créer un monde nouveau ! Vous n’avez jamais été un véhicule, vous ne vous dirigez nulle part. Vous êtes. C’est précisément pour ça que votre existence n’a aucun sens.
Les hommes qui vous ont envoyés ici ont été des dieux. Ce sont vos dieux, ils vous ont créés, ils vous ont donné l’existence, ils vous ont largués dans l’espace, le plus loin possible d’eux, inaccessibles pour tout contact, qu’il soit optique ou radio et maintenant ils vous disent : Croissez et multipliez et surtout Démerdez-vous ! parce qu’à partir d’aujourd’hui ils n’interviennent plus. Vous vous retrouvez aussi abandonnés des hommes que les hommes l’étaient des dieux sur la Terre. Vous savez que tout recours est impossible : la Terre n’entend pas vos prières. Mais vous existez, vous, les abandonnés, il ne vous reste plus qu’une chose à faire, continuer, continuer, vivre en somme, sur votre monde absurde. Tu comprends mieux Albert Camus disant que, pendant la Peste, l’essentiel était de bien faire son métier. Autre comparaison : supposons que votre mère, ce soit la Terre, il est arrivé, le moment où l’enfant, ayant échappé à l’attraction de sa mère, s’aperçoit qu’il existe sans elle. Elle pourrait mourir, peut-être l’a-t-elle déjà fait ? Lui, il vit encore. Et seul.
Mais tu penses encore à la Terre : des hommes s’y sont levés pour clamer la vérité:
– Dieu est mort, ont-ils dit, il est vide le ciel, votre destin vous appartient !
– Vous êtes des hommes, ont dit ces nouveaux prophètes, alors soyez le jusqu’au bout ! Assumez votre condition sans vous préoccuper de l’au-delà.
Belle découverte, véritable bonne nouvelle ! Et toi, pauvre cuisinier de la plus formidable entreprise des hommes, vas-tu te lever au milieu de tes semblables et leur clamer la vérité :
– Vous êtes un monde à vous tous seuls, regardez la réalité en face : vous n’allez nulle part, vous ne servez à rien. Vivons, croissons et multiplions, et pour cela travaillons, car il n’y a rien d’autre à faire!
Mais voilà que soudain tu penses avec terreur à votre durée limitée, votre durée forcément limitée, puisque votre énergie accumulée doit inexorablement s’éteindre. Personne ici ne semble se rendre compte que vous voguez tranquillement vers la mort par extinction douce au milieu du néant. Puisque votre mort est programmée dans l’espace qu’on vous dise au moins la date !
Non. Pas de panique. Tu ne dois pas craquer. Regardons les choses en face : sur la Terre déjà vous saviez que votre mort, la vôtre ou celle de l’espèce était programmée. Vous saviez pertinemment que le soleil un jour s’éteindrait mais dans un temps si lointain ! Cela ne vous empêchait pas de vaquer à vos occupations, respirer l’air et remplir vos caddies. Plus tu réfléchis sur le sens de votre entreprise, plus tu as l’impression de comprendre le sens qu’avait l’existence de l’espèce humaine sur la Terre…
Te voilà bien philosophique! Si tu avais su, en commençant à écrire que ça t’amènerait si loin ! Tu croyais divaguer pour passer le temps, et tout de suite, tu es allé droit au fondamental, tu as prononcé, écrit, les mots tabous, tu as formulé les questions qui te tarabustaient. Ecrivent-ils encore sur la Terre ? Tu le leur souhaites…