13. Cuisine

Une intuition t’a suggéré de choisir la cuisine. C’est original, bravo ! J’ai l’impression que vous n’êtes pas nombreux, les lecteurs acceptant d’oublier leur libido pour pénétrer dans la cuisine. Dans l’échelle des valeurs affichées aujourd’hui l’acte de s’alimenter est méprisé face à l’acte sexuel (du moins chez ceux qui ont à manger). Mais toi, tu as peut-être l’espoir qu’ensuite, la nourriture et l’alcool aidant, ton hôtesse relâchera un peu ses principes. Tu mangeras avec elle, la nourriture sera exquise, des plats raffinés qu’elle seule sait concocter, du soufflé au crabe, du veau en meurette, des morilles à la crème, tu mangeras en la regardant, lui parlant, tentant de la séduire, de la faire renoncer à son jeu cruel, tu déploieras ton charme, ton désir s’exacerbera, ce sera génial ! Tandis que si tu avais choisi la chambre tout de suite, tu n’aurais pas été tranquille en faisant l’amour, ton angoisse qu’on t’envoie coucher sans souper après les devoirs aurait terni ton bonheur. En plus, là, tu as dû la surprendre, elle était sûre que tu choisirais la chambre, hop! tu as pris la cuisine ! Mais n’est-elle pas déçue ? En somme, tu lui as préféré la bouffe, quel goujat tu fais ! A moins que ton indifférence ne soit qu’une pose, un jeu, pour aiguillonner son désir ?

– La cuisine est à l’étage, enlève ton manteau, monte, j’arrive.

C’est ce qu’elle t’a dit.

Et te voilà montant, montant, et bientôt poussant la porte, tâtonnant dans l’obscurité pour trouver l’interrupteur et découvrant… une petite chambre cossue. Est-ce que tu t’es trompé ? La cuisine serait de l’autre côté ? Mais sur le palier, il n’y a pas d’autre porte. Elle t’a bien eu ! Tu as choisi la cuisine, elle t’a dirigé vers la chambre ! Bien sûr, la cuisine est en bas. Tu élaborais des stratégies à la Casanova et toutes tes hypothèses reposaient sur une information fausse !

La chambre est bien chaude, l’éclairage est intime, les couleurs sont dorées, brunes, rouge foncé, beaucoup d’objets… Faut-il en dire plus ? Est-il vraiment nécessaire que l’auteur s’oblige à une description romanesque ? De toute façon, la description, le lecteur va la sauter, préoccupé qu’il est de savoir si la fille, il va la sauter.

C’est pas gagné.

La machination te met mal à l’aise. Déjà, ce choix était un jeu idiot. Mais en plus, brouiller les cartes à ce point ! Et elle n’arrive pas… Dans l’escalier, tu n’entends pas son pas. Qu’est-ce qu’elle manigance encore ? Allons, ne sois pas parano, elle est aux WC c’est tout. Oui, mais le fait de te retrouver seul te donne du recul. Voilà plusieurs heures que vous ne vous êtes plus quittés, vous vous êtes rencontrés et toc ! immédiatement, vous n’avez plus vécu que l’un pour l’autre, c’était beau, quelques heures, c’est déjà énorme, mais il a suffi qu’elle s’éclipse un instant, tu as perdu ta belle assurance, il ne faudrait jamais se quitter, que toute séparation soit définitive, ça serait comme ça si on n’avait pas de mémoire, on vivrait dans l’instant, oubliant l’amour tout de suite après l’amour, non mais qu’est-ce que je raconte ? on n’est pas des bêtes, heureusement qu’on se souvient, qu’on en emporte un peu… Bon, mais qu’est-ce qu’elle fait ?

Tu regardes dans l’escalier, rien, aucun bruit dans la maison. Tu redescends. Là c’est la cuisine sans doute, puisqu’elle t’a dit que c’était la chambre, et là, la porte entrouverte ? Le séjour ? Allez, entre donc !

Oui, c’est une sorte de séjour avec des livres partout : sur la table, sur les rayons, sur le buffet, sur le fauteuil… mais… elle est là, au pied du fauteuil ! Eclairée par un abat-jour, mal assise par terre… et elle lit ! C’est extraordinaire, tout de même ! Vous étiez ensemble il y a un instant, tous le deux uniquement préoccupés d’amour et nourriture, et elle a trouvé une tentation, ou plutôt un désir, un besoin plus fort encore : elle lit. Elle a vu le livre sur le fauteuil, machinalement, elle l’a ouvert et elle s’est mise à lire. Elle a oublié sa savante machination, son jeu un tantinet intellectuel et elle s’adonne à son vice, sa drogue, sa joie : elle lit.

Elle est belle quand elle lit. Belle et seule. Très loin de toi.

Là, tu as soudain envie de t’en aller. La laisser lire. Ne pas rompre le charme. Partir avant qu’elle ne relève la tête.

Tout doucement, tu refermes la porte, tu reprends ton manteau, tu sors discrètement dans la nuit, traverses le jardinet. Vous êtes venus dans sa voiture, ça ne fait rien, tu peux marcher. Tu t’en vas sur la petite route. Il fait froid, tu avances vite. A ce train-là, tu arriveras sans peine à la nationale. Ensuite, tu trouveras bien une occasion pour rentrer au centre ville. Au pire, à pied, tu mettras une bonne heure.

Tu te retrouveras, tard dans la nuit, marchant dans les rues du chapitre 18 et bientôt entrant dans un bistrot encore ouvert.