18. Bistrot
Tu marches dans les rues désert’ à cette heure-ci,
L’air te semble plus pur ce soir après la pluie,
Tu promèn’ apaisé ta silhouette altière
Sur l’asphalte luisant reflétant les lumières.
Tu veux pas te coucher, tu cherches à qui parler,
Tu entres dans un bar qui semble encore peuplé.
Mais surprise : dedans pas de gros brouhaha,
C’est un café philo, on est soir de débat.
Un seul parle à la fois et les autres l’écoutent,
Tous ont l’air concernés, personne qui s’en foute,
Ils approuvent, protestent, ou rigolent ou murmurent,
Et justement ce soir ils parlent de culture.
Le débat se maintient longtemps après minuit,
Pendant que les demis succèdent aux demis.
Ils sont une poignée qui tienn’ encore le choc.
C’est l’heure où l’on est roi, la pensée se débloque.
Et voici que l’un d’eux se lève solennel,
Annonçant un discours à propos d’art actuel.
Très grand, échevelé, barbe grise, prophète,
Sa voix remplit le lieu, vers lui tournent les têtes :
– L’art ne croit plus au sens, il veut la performance,
Le succès bien souvent se joue sur l’apparence
T’achètes pas l’ivresse, t’achètes le flacon
On fourgue l’artistique à coups d’innovation,
L’art du n’importe quoi se voudrait subversion
Et c’est même pour lui, sa légitimation.
Pour l’objet culturel, l’emballage est splendide
Mais l’acheteur souvent trouve le paquet vide.
Or chacun fait semblant d’y voir un contenu
Et personne n’est là pour dire : le roi est nu.
Toujours même ficelle et toujours même odeur,
L’œuvre n’emmène plus visiter les ailleurs,
Elle reste clouée ici et maintenant,
Disant : Voici la merde et vous êtes dedans.
Ces paroles sensées résonnent magnifiques
Sous les poutres en faux bois du plafond bas, rustique.
Tout un chacun médite en silence un moment,
Quand une voix s’écrie :
– C’est vrai qu’on est dedans !
Surprise, l’assemblée part en éclat de rire.
Le prophète au milieu ne daigne pas sourire.
Sur le front des idées, il voudrait remonter
Pourfendre les poncifs, traquer les consensus.
Le débat se poursuit entre philosopheurs
Chacun fonce au créneau ouvert par l’orateur :
– Si, souvent l’art actuel se veut déstructuré
C’est pour mieux raconter ce monde fractionné
– Certes on est dans la merde, le système est puant
L’art pour en témoigner doit-il être emmerdant ?
– A quoi bon constater ? Ce qu’il faut c’est changer !
– Surtout pas ! Quand la philosophie eut l’idée
Que ce monde, on l’avait suffisamment pensé
Et qu’il fallait s’atteler à le transformer
Quand Robespierre et Marx et puis Lénine enfin
Se sont autorisés à croire que leurs fins
Justifiait tous les moyens… Ah, quelle erreur !
Quel échec, mes amis, quel malheur !
Quelle folle prétention ! Naïve vanité !
La sagesse le dit, les moyens employés
Organisent la fin et non pas le contraire!
Chacun sait que la paix sera toujours précaire
Lorsqu’elle est établie par le crime et la guerre.
Diable un pareil discours incite à méditer…
Rentres-tu te coucher ? Restes-tu picoler ?
Ecoute encore un peu, ça sent bientôt la fin
Le fil de ce débat n’est plus du tout tenu
On n’argumente plus, on ne se répond plus
Chacun cherche à livrer l’idée fondamentale
Celle qu’il doit placer avant de faire la malle
L’un d’eux monte à l’assaut, dénonçant la technique :
– Plus d’argument, dit-il, plus de choix politiques
Pour mieux annihiler tous les débats publics
Invoquer la technique est l’argument massue
Infaillible, divin, dictature absolue
Habile tyrannie plus qu’Hitler ou Staline
La technique a parlé, tout le monde s’incline
Un autre renchérit :
– Le savoir s’accumule
Tout nous semble possible, tout est pourtant plus nul
Tout fonctionne et pourtant la catastrophe arrive
La machine s’emballe oubliant l’essentiel :
Au service de quoi ? Au service du quel ?
Le bouge va fermer quand parle la dernière
Proclamant malgré tout son espoir pour la Terre :
– Sous le chaos de la modernité
Sous la surface plastifiée
De la planète bétonnée
Underground, underground
Brûle toujours et toujours
Le volcan de l’humanité
Tu demeures immobile, te demandant : que faire ?
Le chapitre 36 te répondra peut-être ?
Ou tu rentres chez toi afin de ruminer
Oublier le présent en pensant au passé ?