59. Souvenir
Lectrice, lecteur, puisque nous plongeons dans le passé, l’auteur aimerait tant te raconter ta naissance ! Quand tu baignais, quand tout baignait et qu’elle t’a expulsé. Ce souvenir, tu le possèdes, là, certainement, le plus important, le plus magistral, le plus éblouissant, celui de ton apparition ! Et pourtant c’est peut-être aussi le plus douloureux. D’ailleurs, il est occulté, il n’est présent que comme une nostalgie, une tristesse, un regret de ce qui a été perdu. Tu sais, tu crois, tu devines qu’il y a eu du bonheur, autrefois, avant l’instant fatal. Oui, l’instant fatal qui marque la fin du moment fœtal. Nous vivons deux instants fataux (oui, fataux, l’auteur y tient) : apparition et disparition. La poésie, le roman, le cinéma font tout un plat de la disparition et font l’ellipse de l’apparition. Dans un film, une bonne scène d’agonie, ça peut durer des plombes, une naissance, c’est trois quatre images, trente secondes maxi. Trente secondes pour raconter toute l’histoire de l’humanité ! Le passage de l’eau à l’air, l’ouverture des poumons ! C’était quand même quelque chose, l’ouverture de tes poumons ! Tu te souviens ? Le plaisir extraordinaire, incommensurable, la douleur aussi peut-être, de l’arrivée, de l’entrée en fanfare de ton premier oxygène, envahissant tes poumons comme un raz de marée et défripant d’un coup tes petites alvéoles ! Si, si, tu as pleuré. On t’y a peut-être aidé d’une tape sur les fesses pour bien te signifier tout de suite que c’était fini la rigolade… Te souviens-tu de tes pleurs ? Ton vagissement, comme on dit bizarrement, parce que quand même, c’est bien toi qui pleurais et pas le vagin de ta mère, c’est bien toi qui avais respiré l’air et qui le rejetais passionnément. N’as-tu pas l’impression, le souvenir même, que ces pleurs exprimaient réellement et tout de suite la tristesse, la perte irrémédiable du paradis originel ? Non ce n’était pas de la douleur, de la peur, de la rage, c’était de la tristesse, ta première tristesse. Ne t’arrive-t-il pas, aujourd’hui encore, de pleurer, sans savoir pourquoi ? Ne serait-ce pas cela qui s’exprime dans ces moments-là ? La nostalgie de l’état de grâce ? Un sentiment terrible et doux auquel on hésite à s’abandonner ? Peut-être t’ai-je déjà proposé de t’y plonger ? En tout cas, sache-le, si tu veux pleurer, pleurer vraiment, avec une incroyable volupté venue des profondeurs de ton passé, c’est au chapitre 50, tu peux t’y rendre à tout moment.
Mais j’entends le lecteur, ou la lectrice critique qui est encore en train de ronchonner :
– Si ça se trouve, dit-elle, dit-il, l’état fœtal n’a rien d’agréable ! On dit que le bébé reçoit toutes les émotions de sa mère, alors aujourd’hui, sur la planète Terre, un humain quelconque a quand même pas mal de chance de naître déprimé, angoissé, terrorisé, malade, pas assez nourri, ou trop, suivant les latitudes et il est probable que la majorité des bébés ont envie de sortir en courant de leur vase clos pour ne plus subir le malheur maternel !
Ecoute, lectrice, lecteur critique, tu as sans doute raison, mais tu ne vas quand même pas écrire le livre à la place de l’auteur ? De toute façon, c’est fini, c’est fait, tu es né, tu es née, on se penche sur toi, on cherche à qui tu ressembles. Parce que dès le début, on te le dit clairement : tu dois ressembler à quelqu’un, tu dois prendre la suite, continuer les autres, ceux qui vont mourir avant toi et qui le savent. Mais toi, il plait à l’auteur d’imaginer que, tout de suite, tu t’es révolté contre cette insupportable ressemblance qu’on voulait à tout prix décrypter sur tes traits. Tu t’es dit :
– Moi leur ressembler ? Ça, jamais !
D’où cette forte personnalité qu’on te connaît aujourd’hui.
Passons à ton enfance. Oui, lectrice, lecteur, l’auteur a bien l’intention de te raconter un ou deux de tes souvenirs d’enfant. Alors, que préfèrerais-tu ? Etre tombé malade ou t’être perdu en forêt ?
Non, ne sors pas de la question, ne me réponds pas ni l’un, ni l’autre, tu sais ce qui arrive aux lecteurs critiques, ils sont dirigés vers le chapitre 48, et je ne te le conseille pas. D’ailleurs, ce sont des souvenirs extrêmement positifs.
Bien tomber malade est une douce chose, tu vas le voir au chapitre 63.
Se perdre en forêt est une grande émotion certes, mais elle n’est pas sans volupté, ça se passe au chapitre 60.