60. Perdu
Souviens-toi. Tu t’es perdu dans la forêt.
Vous montiez sur une pente raide, au soleil, en direction d’un éperon rocheux blanc qui était le but de votre exploration. Il n’y avait pas de sentier balisé, mais des traces, des passages entre les broussailles, passages de chasseurs ou de gibier sans doute, et toi, tu as commencé à suivre une trace qui se dessinait et qui donnait l’impression de contourner l’éperon rocheux par la droite alors que le reste du groupe semblait vouloir le contourner par la gauche. Quand tu as vu que tu t’éloignais d’eux, au lieu de faire demi-tour et de revenir vers eux, vers les adultes, toi l’enfant, tu as accéléré l’allure, fonçant tout seul en pensant les rejoindre au dessus des rochers.
Evidemment, après les avoir perdus de vue, tu t’es mis à monter très vite, en soufflant beaucoup, avec une certaine appréhension associée à l’excitation d’accomplir un exploit solitaire. Quel âge avais-tu ? Huit ans peut-être ? Ton sentier était maintenant bien tracé, tu le suivais sans hésitation, tu savais que de toute façon, tu pouvais faire demi-tour. Mais tu ne le faisais pas, au contraire, tu t’enferrais, tu continuais à monter. Tu avais probablement dépassé les rochers blancs, mais en haut, c’était beaucoup plus vaste et tout à fait différent de ce que tu avais imaginé. La végétation était plus dense, les arbres plus hauts. A présent, c’était la forêt, les feuillages vert pâles traversés par le soleil, les troncs gris et rugueux, tout semblait immobile, pas de vent, un silence immense, fait de mille bruits d’insectes. Parfois, un craquement, ou un sifflement d’oiseau très fort, tout près. Et toi tout seul. Tu n’étais plus très fier. Tu voyais bien que ça ne se rejoignait pas au-dessus, tu savais qu’il fallait renoncer, redescendre, faire le tour, retrouver le sentier des autres et les rattraper, mais tu continuais…
Tu ralentissais, des larmes coulaient sur ta joue, mais tu avançais toujours. De plus en plus lentement. Les troncs semblaient plus hauts, l’ombre plus dense. Soudain tu as entendu la plainte du vent. Le souffle venait de loin, il s’approchait, déjà quelques feuilles vibraient tout près. Tu t’es arrêté pour écouter. Toute la forêt se mettait à gémir. Quelle émotion nous procure le vent !
Tu es resté là un bon moment, inquiet, à écouter le bruit s’enfler, à sentir l’agitation s’emparer de tous les végétaux. La forêt devenait vivante comme une mer. Et tu es reparti dans l’autre sens. D’abord lentement, puis de plus en plus vite. Tu ne voulais pas courir. Tu ne voulais pas avoir peur. Mais tu commençais à te sentir poursuivi. Tu te disais que c’était idiot. Tu ne voulais pas t’affoler, tu accélérais quand même. Et là, tu as entendu la voix de ton frère qui t’appelait, tout près. C’était fini. Quand vous vous êtes retrouvés il t’a dit:
– J’ai su que tu étais passé par là, parce que tu as jeté ton bouquet.
Vous avez retrouvé les autres beaucoup plus bas. Ils s’étaient arrêtés, ne te voyant plus, ils avaient eu très peur. Toi, tu pleurais dans leurs bras. Le bonheur.
En réalité, ce n’est peut-être pas un épisode très important, très traumatisant pour toi, mais il est resté dans les annales. C’est une histoire qui te poursuit : l’histoire du jour où tu t’es perdu… pas de quoi faire un roman.
Tout de même, c’est un beau souvenir : quelle délicieuse sensation que d’être perdu dans le foisonnement végétal ! Moment intense, grand frisson à la fois ancestral et enfantin, qui nous ramène à l’âge d’or, aux légendes, à la forêt ! Savourons-le aujourd’hui, parce que, ça ne durera peut-être pas toujours, la forêt…
Au fait, si tu as, toi-même, la sensation d’être perdue dans ce roman, tu peux consulter la carte au chapitre 77.
Mais voilà que tu reviens au réel, assis sur le divan dans ton appartement. A défaut de forêt, va donc faire un tour en ville. Claque la porte, descends l’escalier.
Te voilà dans la rue. Vois comme elle est pleine de sollicitations. Tiens, tu as justement en face de toi une librairie. Tu pourrais entrer.
Non ? Tu es difficile, lectrice lecteur, l’auteur ne peut tout de même pas te proposer à chaque chapitre des trucs extraordinaires… Franchement, tu t’attends à quoi ? Qu’il te propose comme ça, de but en blanc, d’aller cavaler dans la solitude des steppes ? … Quoi ? La solitude des steppes, ça te tente bougrement ? Tu exagères… Bon d’accord, va pour les steppes… Mais tu peux encore entrer dans la librairie.