5. Livre

Donc, ton idée : t’acheter un livre pour passer le temps… Passer le temps ? Mais avec quelle passoire ? Et pour en retenir quoi ? Tu as pénétré dans une librairie de plain-pied, pas d’escalator, pas de parcours du combattant pour atteindre les bouquins, tu entres tout de suite en plein milieu dans la caverne d’Ali Baba où s’entassent, s’alignent, s’étalent, s’empilent, s’échelonnent, se multiplient, les livres.

Et là, immédiatement, tu paniques. Un seul regard t’a suffi : trop, trop, trop de livres. Toi qui as tendance à lire tout, à laisser glisser ton regard sur tout écrit passant à ta portée, l’impossibilité de tout lire te saisit soudain avec force. Combien de fois n’as-tu pas occupé les WC pendant un temps infini, immobilisé, pris au piège, paralysé par la lecture machinale d’un bouquin, de n’importe quel bouquin qui traînait là ? Et pendant ce temps les gens de ton entourage qui avaient envie de pisser, tournaient en rond en guettant ta sortie, parfois même s’inquiétaient, t’imaginaient malade, jusqu’à ce que l’un d’entre eux s’approche de la porte et ose demander : – Ça va ? rompant le charme et te libérant enfin de cette lecture inutile et quasi maladive.

Tu avances un peu dans l’établissement, des titres te sautent aux yeux, des illustrations, des noms d’auteurs, des couvertures, des volumes, des pages, des pages, des milliards de pages. Et toi, pauvre explorateur errant dans ce dédale, le vertige te saisit. Aujourd’hui, ton regard n’a pas le courage de lire en entier chaque titre, d’appréhender l’ensemble titre + auteur + couverture. Tu n’arrives plus comme tu en as pourtant l’habitude à saisir ces trois éléments en un clin d’œil, prendre un instant l’ouvrage entre tes mains, l’ouvrir n’importe où, en parcourir quelques lignes et le reposer à sa place, convaincu d’avoir en quelque sorte connu le livre, rien que de l’avoir palpé… D’habitude, ce rite te suffit pour pouvoir formuler un premier jugement sur cette œuvre que tu ne liras probablement jamais, mais dont tu pourras parler puisque toutes tes études, toutes tes dissertations, tes conversations mêmes, depuis le lycée, voire le collège, ont toujours tendu vers cet unique objectif : te rendre capable de parler des livres que tu n’as n’a pas lus.

A présent tout s’éclaire : il y a trop de livres. Comment peut-on penser sérieusement que tous ces gens qui multiplient ainsi les signes accumulés sur ces papiers ont quelque chose à dire ? Quelle force les pousse ? Même en éliminant les milliers et les milliers d’ouvrages sur commande, simples marchandises culturelles ciblées sur un sport, une star, un événement, etc.., il reste encore d’autres milliers d’ouvrages derrière lesquels se trouve chaque fois une âme, un auteur attentif qui a pesé ses mots. Toi-même, qui aimes lire, tu écris aussi, non ? Ne fais-tu pas partie des légions d’auteurs qui se risquent à adresser des manuscrits à des éditeurs ? Manuscrits inévitablement retournés à l’expéditeur accompagnés d’un mot indiquant que cette œuvre n’entre pas dans le cadre de ce que nous désirons publier. Pourtant, ne pas entrer dans le cadre, voilà plutôt un compliment, non ?

Aujourd’hui, tu as pénétré à l’intérieur du haut lieu de la consommation d’objets imprimés et le découragement te gagne. A quoi bon ajouter ta goutte d’eau dans cet océan ? Ce que tu veux écrire, ce que tu as écrit, forcément, existe déjà quelque part dans cet immense fatras, un autre a eu la même idée, un autre poursuit quelque part la même folie. Tu le sais bien : tout écrit cultive la réminiscence. On croit innover, on s’aperçoit qu’on répète. Devant toi, dans cette librairie, ces milliers de textes se répètent, se dédoublent, se font écho, se répercutent à l’infini et ils disent tous à peu près la même chose. Quoi ? Ils disent que le monde est malade.

Je sais, tu me réponds : une chose les différencie : le style. Ta pensée s’arrête un instant sur cette idée. Tu rêves d’un ouvrage qui cultiverait plusieurs ambiances, plusieurs styles…

– Très bien, dit une voix.

Une femme a dit ça. Mais pas pour répondre à ta pensée. Elle te parle du livre que tu tiens machinalement dans ta main.

– Moi j’ai beaucoup aimé.

Elle ne se doute pas que cet ouvrage, tu l’as saisi pour te donner une contenance, juste pour avoir un livre à la main, parce que dans une librairie, tout le monde tient un livre à la main, mais toi tu ne le lisais pas, non, tu rêvais, tu rêvais à la vanité de la littérature et voilà qu’une lectrice passionnée veut partager avec toi sa dévotion, son adoration de la chose imprimée. Le livre lui a plu, pas n’importe lequel, celui que tu as saisi par hasard, celui-ci lui a plu, elle veut partager avec toi son émoi. Parce que toi aussi tu lui plais ? Possible. Tu devrais mieux la considérer avant de répondre. Si tu veux engager la conversation, tu vas devoir rengainer ton scepticisme littéraire, du reste, état d’âme probablement momentané chez toi.

Regard sur elle : pas souriante mais directe, une femme qui ne fait pas de chichis. Ses cheveux relevés dégagent son visage, son regard clair, franc. Quelqu’un qui va droit au but. Si elle veut coucher avec toi, tu le sauras dans trois minutes. Mais non, je plaisante. Elle veut parler littérature. Et toi, tu veux coucher ?

Mais j’entends la lectrice critique murmurer, rouspéter même. Elle ne peut pas, ne veut pas, se reconnaître dans le regard masculin que l’auteur pose ainsi sur cette femme. Sache, chère lectrice critique, que l’auteur s’en explique au chapitre 62. Si tu veux, nous pouvons nous y rendre illico.

Non ? Bon, reprenons : ça peut arriver, que quelqu’un veuille coucher avec quelqu’un qui veut parler littérature. D’autant plus qu’elle dégage une énergie très sympathique. Elle se parfume discrètement, un parfum fruité, mais elle te parle et toi tu n’écoutes plus, tu n’as aucune idée de ce qu’elle vient de te dire au sujet de quel bouquin, déjà ? Celui que tu tiens, idiot ! Quel titre ? Ah, oui : Si par une nuit d’hiver un voyageur…

– Ça vous arrive aussi ?

Elle t’a demandé : ça vous arrive aussi ? De quoi parle-t-elle ? Comment te rattraper? Dire quelque chose, n’importe quoi sur l’auteur. Italo Calvino. Bien sûr, Calvino ! Tu dis :

– Le baron perché, je l’ai lu, magnifique !

Lueur de surprise dans son regard, elle se reprend tout de suite :

– Alors, vous verrez : aussi marrant, aussi plein de fantaisie mais beaucoup plus oulipien.

Non, je t’en prie, ne dis pas ouli quoi ? Elle n’aimerait pas, elle qui adore la littérature, tu as affaire à quelqu’un de passionné, d’enflammé, même, avec quelque chose de naïf en elle… charmante… pas élégante, non, mais charmante… sous sa veste sans formes, tu devines un joli corps fougueux… Ta pensée a encore divagué ! Reviens à la conversation littéraire, celle-ci s’engage bien, tu dois la soutenir, concentre-toi. Si tu veux parvenir au corps fougueux, tu dois montrer ta patte blanche cultivée, ensuite tu n’auras pas de difficulté pour pénétrer dans la chaumière.

Justement, elle entreprend d’émettre une idée au sujet de l’Oulipo, hélas passé de mode alors que justement, aujourd’hui, tout le monde reconnaît la productivité des contraintes et cela pour tous les arts…

Bref, vous papotez longtemps, d’abord debout face aux bouquins, puis mal assis sur de hauts tabourets devant un comptoir. Vous refaites le monde et la littérature. Cette lectrice dévoreuse en connait un rayon ! Et vous avez tellement de goûts communs ! Avec parfois une étincelle de divergence pour agrémenter la rencontre. Bref, je te plais, tu me plais, allons manger, viens chez moi, etc… Et vous voilà tous les deux partis dans sa voiture.

Ben oui, tout baigne entre vous deux, elle te ramène chez elle pour un petit souper. Quoi de plus naturel ? Non ? Cette péripétie romanesque ne te convient pas? Trop beau ? Tu penses que dans la vraie vie, ça ne se passerait pas du tout comme ça ? Il y aurait forcément un grain de sable ?

En vérité l’humanité se divise en deux groupes, ceux qui ont de la facilité pour tomber amoureux et ceux qui peinent. Les premiers s’enflamment vite, beaucoup trop vite aux yeux de leurs proches qui les voient s’embarquer les yeux fermés dans des mauvais trains évidents. Les seconds restent sur leur réserve, ils voudraient bien éprouver l’amour, mais chaque fois, ils n’arrivent pas à y croire. Sans doute en ont-ils une trop haute idée ? Le sentiment qu’ils éprouvent ne leur semble jamais assez absolu.

(Remarquons que nous voyons beaucoup de jeunes victimes de cette idée de l’amour absolu. Et pendant que ceux-ci hésitent en se demandant si le sentiment qu’ils éprouvent mérite bien le nom d’amour – denrée rare ô combien ! – leurs aînés, ceux précisément qui leur ont inculqué cette idée fausse, leurs aînés, donc, se lancent avec facilité dans des entreprises sexuelles qui, sans comporter le label amour véritable garanti, leur procurent cependant pas mal de satisfactions. Ainsi, de vieux satyres rapides et expérimentés tirent (sur) tout ce qui bouge pendant que de charmants minets pleins de sève restent à l’écart à s’autogérer. Fermons la parenthèse.)

Si tu te reconnais plutôt dans ceux qui démarrent au quart de tour, ceux qui s’enflamment, si tu te vois bien avec elle, convolant vers sa chaumière, je ne t’en empêche pas, vote pour le chapitre 9.

Mais, honnêtement, chère lectrice lecteur, n’appartiendrais-tu pas plutôt au groupe de ceux qui tergiversent, qui s’interrogent ? Au fond, tu n’y crois pas à cet amour. Tant de facilité te désoblige… Tu ne vas tout de même pas choisir naïvement l’aventure positive. Non, tu n’aimes pas les lectures à l’eau de rose, tu sais bien qu’il y a du plaisir à lire une histoire qui tombe très bas. Dans ce cas, une pulsion te fait couper court aux effusions, tu prétends que tu dois rentrer, tu ne montes pas dans son auto et tu t’éloignes à pied sur le trottoir. Tu entends derrière toi la voiture démarrer nerveusement et quand elle passe à ta hauteur, tu ne lui jettes pas un regard. Mais longtemps plus tard, tu t’interroges encore et ça se passe au chapitre 10.