80. Si et seulement si
( Contribution de Fwa Kashel)
Tu es de ceux qui ont des principes. Tu sais d’avance ce que tu décideras. De telle heure à telle heure, tu prendrais du café, de telle autre heure à telle autre, ce serait du thé, au-delà d’une certaine heure, ce ne serait ni l’un ni l’autre. Mais les choses sont généralement plus compliquées que cela, mêmes si certains préalables sont remplis. En dehors de l’heure, c’est aussi le lieu qui pèse sur ta décision. A ta maison, tu n’agirais pas de la même façon que dans un bar. Ce serait encore différent dans un hôtel, dans ton bureau, chez des amis … Pour l’instant, faisons abstraction d’autres variables jugées non pertinentes. Au lever, chez toi, tu as l’habitude de prendre du thé. Si par des circonstances exceptionnelles, tu n’es pas à la maison – imaginons que celui où celle qui partage ta couche t’ait mis à la porte et que tu aies erré toute la nuit dans les rues de ta ville avant que les premiers bistrots ouvrent leur porte, ou que tu aies enchainé plusieurs milongas jusqu’à ce que tu ne tiennes plus sur tes pieds, mais avant de rentrer, tu t’es attablé dans un café pour reprendre tes esprits, où que tu aies passé d’interminables heures d’attente aux urgences avant d’avoir pris la fuite pour te trouver là, dans un petit troquet du quartier, qui, par miracle, est resté ouvert – il y a peu de chances à ce que tu commandes du thé. Par principe, tu te refuses à payer ton thé deux fois plus cher qu’un café. Premièrement. Deuxièmement, tu ne te fais pas d’illusion sur la piètre qualité du thé à laquelle il faut s’attendre dans un tel lieu. Sans parler de l’absence de choix. Tu veux en être sûr :
– Vous avez du thé vert ?
– Oui, bien sûr.
– Naturel ?
– A la menthe et au jasmin.
– Du thé blanc ?
– Pardon ?
C’est bon. Tu sens une pointe d’énervement dans la réponse, et tu abrèges. Autrement tu aurais aimé savoir s’il s’agit de thé en feuilles ou en sachets, en sachets voiles ou papier, de quelle marque, bio, fair trade, ou pas, quelle origine, servi en théière ou en tasse. Ces questions, tu les aurais posées s’il n’y avait pas eu ce blocage au sujet du thé blanc.
(d’un air malicieux)
– Je prendrai un petit noir. Vous faites du cappuccino ?
C’est reparti.
– Oui, Madame/Monsieur.
Tu sens l’agacement grandir et n’insistes pas.
– Alors ce sera un cappuccino.
– Regular ou large ?
Le garçon prononce à la française.
– Regioulait.
Tu ne te moques pas, jamais. Avec un petit sourire au coin des lèvres. C’est pour qu’il apprenne. Qu’il sache à qui il s’adresse. Tu as le bon accent, tu as voyagé, Londres, New York, tu as fréquenté les Starbucks bien avant qu’ils n’arrivent à Paris, tu sais comment il faut s’y prendre dans un Starbuck : passer à la caisse, choisir sa boisson et la taille du gobelet, donner un nom que quelqu’un griffonnera sur le gobelet encore vide, attendre d’être appelé pour récupérer sa commande, c’est quand même plus sympa que de présenter un ticket à numéro comme à la sécu, – Betty – tiens celle-là, elle porte bien son nom, c’est ton tour, oui, c’est moi, Lola …
Tu commences déjà à regretter ton choix. J’aurais dû me contenter d’un café ; ça au moins, ils savent le faire. Au fond, derrière le bar, tu as repéré un percolateur italien professionnel, heureusement pas une de ses machines à café à capsules dont tu possèdes une à la maison pour te préparer ton expresso, avoue-le : ni bio, ni fair trade, ni écolo, ni économe, en guise de dessert peu calorique, relevant d’une touche de luxe ton banal déjeuner – mais ça ne signifie pas pour autant qu’ils sachent faire un cappuccino, un cappuccino comme tu en as pu déguster en Italie, quels que soient l’endroit ou l’heure. Eux ils savent. Et en plus, ça coute que dalle. Tu as eu raison. Le soi-disant cappuccino ne vaut même pas un café crème. D’ailleurs, du café crème, ça ne se fait plus. Presque plus, si ça peut te consoler. Sans mousse, quelques grossières bulles qui éclatent mollement l’une après l’autre. Ce que toi, tu aimes, c’est sentir la douceur de la mousse épaisse sur tes lèvres. Tant pis. J’aurais mieux fait d’en rester au thé. Ou opter pour le café, suffit de baisser le manche du percolateur.
La question ne se serait pas posée à un autre moment de la journée. En début d’après-midi, sans réfléchir le moins du monde, tu aurais commandé un café. Avec la petite cuillère, tu aurais commencé par enlever et déguster la mousse crémeuse en surface, puis tu aurais pris soin de verser et faire dissoudre le petit sachet de cassonade dans ton café pour l’apprécier tant qu’il est encore un peu chaud, en portant à la bouche la tasse en porcelaine dont le design le plus souvent simple et fonctionnel, parfois plus recherché, aurait retenu ton attention. Généralement, en accompagnement de ton café tu aurais découvert, posée sur la sous-tasse, une gourmandise miniature. Tu préfères le chocolat noir, ou les amandes enrobées de chocolat, mais, faute de mieux, tu te contentes d’un spéculoos. C’est mieux que rien. Et ça t’épargne d’être doublement déçu par ce que tu considères comme un manque de délicatesse dont le goût médiocre du café n’aurait fait que confirmer la triste réalité.
Et maintenant, va pour de nouvelles sensations.
D’un coup de baguette, magique, l’auteur peut très bien te transporter, pourquoi pas, par exemple, …