21. Petite ville moyenâgeuse
Le car t’a déposé à la porte de la petite ville moyenâgeuse, lieu préservé dans lequel les véhicules n’entrent pas. Tu fais quelques pas dans la ruelle centrale où tout est parfaitement retapé, bichonné, nettoyé : les linteaux de pierre, les gargouilles, les magasins d’art aux vitrines élaborées. On ne distingue aucun fil électrique, aucun anachronisme, tout est méticuleusement restitué. Il parait qu’on tourne beaucoup de films ici. Bon, c’est vrai, il manque les odeurs, les parfums, pas de fumier, pas de crottin sur le pavé, nul filet de purin au creux de la rigole, aucun pot de chambre n’est vidé sur ta tête depuis quelque lucarne où rigolerait une accorte soubrette, tout est balayé, récuré, c’est le moyen âge aseptisé. Mais ce qui fait le charme de la cité, c’est la présence de l’eau qui coule un peu partout : elle sort sous une voûte, elle longe la rue pendant quelques mètres, elle plonge sous une autre voûte, tu la retrouves plus loin. Tu comprends qu’une rivière circule sous la ville. C’est son originalité. Le reste est habituel : des ruelles, des passages, des maisons restaurées et surtout, des boutiques. Pas beaucoup de chalands mais beaucoup d’échoppes. Des librairies proprettes, des charcuteries à l’ancienne, des boulangeries rustiques (là tu sens quand même l’odeur du pain) des produits du terroir, des bougies, des cadeaux… Qu’est-ce que c’est que des cadeaux ? Des paquets, des emballages ? Qu’y a-t-il à l’intérieur ? Sans doute des objets qu’on n’achèterait pas pour soi même, on les achète uniquement pour les offrir, pour faire un cadeau, ça peut être une boite vide.
Tout cela est d’un charme, d’un goût, d’une rusticité parfaitement convenus. La ville est restaurée avec les mêmes pavés, les mêmes ferronneries, les mêmes enseignes que partout en Neurope. Tu découvres la vieille église romane dont le parvis domine la place. Tu as l’idée d’aller faire un tour à l’intérieur, de te plonger un instant dans le silence si agréable des lieux sacrés, quand ton regard est accroché par des bocaux dans une vitrine. Tu lèves les yeux, tu as à peine le temps de lire Herboriste, qu’une femme aux cheveux très blancs a ouvert la porte et t’invite à entrer.
– J’ai ce qu’il vous faut, te dit-elle.
– Il ne me faut rien.
– Entrez, entrez, nous verrons.
Elle a les yeux très bleus derrière de grandes lunettes, elle n’a pas l’air de plaisanter, elle n’est pas autoritaire non plus. Persuasive plutôt. Tellement persuadée qu’elle est persuasive. Tu te prends au jeu, tu entres, bien décidé en ton for intérieur, à ne pas te laisser convaincre, embobiner.
– Entrez, regardez, je reviens dans un instant, dit la femme qui disparaît derrière une tenture.
Autour de toi : des bocaux, des bocaux, rien que des bocaux, sur tous les murs, jusqu’au plafond, tu es dans la maison des bocaux. Tous sont parfaitement identiques, en verre, avec un couvercle doré qui se visse, on distingue à l’intérieur les herbages verdâtres ou noirs, les graines blondes ou brunes, les poudres rouges, beiges, blanches… Chaque bocal porte une étiquette grise, griffonnée, illisible.
La femme réapparaît porteuse d’un bol qui fume.
– Buvez, buvez, dit-elle, c’est la tisane qu’il vous faut.
– Moi ? Comment le savez-vous ?
– Je sais ce que je dis.
Le bol est fumant, odorant. Vas-tu répondre à son injonction sans réfléchir, sans même te dire que tu pourrais refuser ? Pourtant, même si tu ne t’en rends pas compte, tu as le choix. Tu es arrivé au point où l’humanité se divise en deux groupes, les confiants et les prudents.
Si cette femme te semble bizarre, un peu trop envahissante, si son attitude t’incite à la prudence, si tu ne te laisses pas tenter par son breuvage, fidèle en cela à la consigne autrefois donnée par ta maman, de ne jamais manger les bonbons offerts par un inconnu, alors passe tout de suite au chapitre 26.
Si au contraire tu continues ta lecture, alors trempe tranquillement tes lèvres dans la tasse.
Pas mauvaise, la tisane… Ce goût d’herbe sèche ne te rappelle-t-il pas ta grand-mère ? Est-ce que ça ne serait pas simplement du tilleul ? La femme satisfaite te regarde boire. Ses yeux bleus sont d’une grande douceur. Elle sourit, elle sourit, son sourire emplit la pièce, il s’élargit jusqu’au ciel, sa tête se démultiplie dans un tourbillon envahissant l’espace, les murs de bocaux s’inclinent vers toi, ils tournent, ils tournent, ils montent, ils descendent, c’est une farandole, une mosaïque, une aurore boréale… Il est entrain de se passer quelque chose… Tu sentais que tu devais te méfier, tu savais que tu n’aurais pas dû boire. Elle t’a certainement drogué, empoisonné… C’est pas grave… C’est pas grave … Tu es bien… Tu es paisible… Il doit s’écouler du temps… Tu ne sais plus…
Tu es dans l’obscurité… Il a du s’écouler du temps… Il s’est passé quelque chose… Dans l’obscurité, tu te rends compte que tu es à genoux… à genoux dans l’obscurité ? La suite au chapitre 25.