63. Malade
Lectrice, lecteur, te souviens-tu des fois où tu es tombé malade quand tu étais enfant ?
Au départ, ça te demandait un certain effort : il fallait oser tomber ! Aller vers le bas! Mais ensuite, quelle volupté ! S’il y avait quelqu’un de chouchouté, de dorloté, dans la famille, c’était bien celui qui tombait malade…
Bien tomber malade était la chose la plus agréable du monde. Bien sûr, il fallait savoir choisir ta maladie. Il y avait des maladies qui t’assuraient beaucoup plus de prestige, de compassion que d’autres. Tu devais éviter les maladies trop graves, les gens de ta famille n’auraient pas aimé, toi non plus, du reste. Aujourd’hui encore, tu as remarqué que les gens n’apprécient pas les maladies trop graves, même chez les voisins ou les connaissances, c’est qu’ils n’aiment pas envisager la mort, même celle d’un autre, sans doute les fait-elle penser à la leur ? Tu n’allais quand même pas risquer ta vie ! Et tu n’avais nulle envie de souffrir exagérément. Le mieux aurait été d’être malade sans souffrir. Encore que… un zeste de vraie souffrance te permettait de jouir pleinement, en toute bonne conscience, de ta maladie. Attention, j’espère que tu n’as pas, à l’époque, envisagé la tentative de suicide. Celle-ci ne peut en aucun cas passer pour une maladie. L’accident non plus, il ne faut pas y penser, il te tombe dessus comme le destin et ça, ça n’a rien de positif. La maladie aussi te tombait dessus, imprévisible, mais elle pouvait n’être pas trop grave, et surtout, elle était entièrement involontaire, tu la subissais. Mais comment l’accueillir ? Comment la faire venir ? Et bien la doser ?
D’ailleurs, ça ne marchait pas à tous les coups. En général, ça se faisait tout seul. Tu le sentais venir, ce léger mal de gorge, tu n’en tenais pas compte. Sans le vouloir, tu ne luttais pas vraiment. Quand tu avalais, tu sentais la douleur, mais tu la négligeais, ou plutôt, tu la laissais s’installer. Et bientôt, tu t’y abandonnais avec plaisir, avec gourmandise. Pourquoi vouloir toujours être fort ? Pourquoi vouloir toujours lutter, gagner ? Il y a un temps pour la défaite. D’ailleurs, tu le sais aujourd’hui, la maladie, si tu lui résistes, tu recules pour mieux sauter, elle t’aura au tournant, tu tomberas de plus haut…
Il est difficile aujourd’hui de faire un bilan, de dire quelles étaient les meilleures maladies. Une chose est sûre, tu te souviens que toutes n’étaient pas égales, il y avait des maladies complètement ratées, qui ne t’amenaient aucune compassion, même pas de la part de ta mère. Tu te souviens, par exemple, de ce magnifique mal au ventre qui annonçait, au bas mot, une appendicite, une opération émouvante dans un bel hôpital tout blanc… Eh bien non ! Cette maladie-là s’est évanouie d’elle-même avant même d’arriver chez le docteur. Celui-ci a eu beau te palper le ventre tant et plus, il n’a pas réussi à la faire revenir.
Il faut dire aussi que nous ne sommes pas égaux en face d’une même maladie. Prends une jambe cassée, par exemple, non, l’auteur ne te dit pas de saisir la jambe cassée d’un quidam, il te dit de considérer le cas d’un être humain ou plutôt de deux êtres humains qui se cassent la jambe… non… pas réciproquement, ils ne sont pas en train de se battre… parallèlement… chacune se casse la sienne à sa façon, comme il voudra : en skiant, en roulant, en courant, en escaladant… oui, si tu veux, en faisant l’amour, il y a des positions qui… mais pourquoi m’entraînes-tu sur ce terrain ? Bref, c’est une fois que leur jambe est cassée qu’il faut considérer les deux individus, les comparer… Eh bien, l’un, avec sa jambe cassée, dans son lit, se délectera de son immobilité et du bon tour qu’il joue à son patron, tandis que l’autre pestera contre le mauvais sort qui l’empêche d’agir, de courir, de créer.
Donc, tu m’as compris, si aujourd’hui encore tu te sens pris d’un irrésistible désir de tomber malade, fais attention, c’est à toi de trouver la bonne maladie, celle qui te convient, la maladie positive, qui plaira à tes proches, pas trop douloureuse, la maladie tout bénéfice ! Comment ça, c’est un peu vague ? Ce n’est pas le sujet de ce livre de te donner des conseils. Dans un autre ouvrage, peut-être, l’auteur pourrait le faire : établir des fiches pratiques permettant de mieux s’en sortir dans la vie. Il y a déjà L’éloge de la fuite qui a été écrit dans ce sens. On pourrait écrire, de façon plus pratique : Comment se mettre à fumer ? Comment arrêter le sport ? Oui, c’est difficile, le sport est tellement bien vu. Ou bien : Comment grossir ? Comment perdre son emploi ? Conseil très utile : qui n’a pas rêvé de perdre son emploi ? Mais ce n’est pas si facile que ça, il est temps de donner des conseils qui rendent réellement service aux travailleuses, travailleurs. Comment se faire agresser ? C’est vrai, quoi, pourquoi les autres et pas toi ? Il ne t’arrive jamais rien, c’est déprimant, si tu continues comme ça, on ne te verra jamais à la télé. Comment ne pas sourire ? Ah, le sourire obligé, une des grandes plaies de notre siècle ! Mieux encore : Comment ne pas faire l’amour ? Contre le consensus actuel, osons crier : vive l’abstinence ! Comment être de bas niveau ? Comment ne pas partir en vacances ? Et enfin : Comment se perdre en forêt ? Question qui te ramène à un autre souvenir d’enfance, exploré au chapitre 60.
Mais tu n’es pas obligé de t’occuper de ce souvenir. Tu peux sortir, entrer dans le premier cyber café venu et te plonger dans le virtuel par la magie de l’écran.
Non ? Tu es difficile, lectrice lecteur, l’auteur ne peut tout de même pas te proposer à chaque chapitre des trucs extraordinaires. Franchement, tu t’attends à quoi ? Qu’il te propose comme ça, de te transporter d’un coup de baguette magique, par exemple, dans une petite ville moyenâgeuse… Quoi ? Oui, oui, oui, la ville moyenâgeuse ? Mais je disais ça comme ça ! … Ça te tente bougrement ? Tu exagères… Bon d’accord, va pour la petite ville moyenâgeuse. Mais tu peux encore entrer dans le cybercafé et opter pour l’écran.