6. Écran
Tu t’es installé face à l’écran. Tu bidouilles avec la souris. Vas-tu te laisser entraîner dans une dérive sur le net ? Ou te brancher sur un jeu en ligne ? Peu importe, ce qui compte c’est de te retrouver face à l’écran. Bientôt, pour toi, le temps suspend son vol. Au bout de quelques minutes, plus ou moins suivant ton accoutumance, tu as quitté ce monde et tu évolues ailleurs, dans un espace dont tu aimes la fluidité, la mobilité, la rapidité aussi. Tu t’es lancé dans la course, si tu cours très vite tu peux monter sur un mur comme ça… pour passer un obstacle… et là, le trou, dans le couloir… et ben tu grimpes sur le mur, tu t’accroches à la corniche, tu montes dessus, tu longes le mur, et hop, t’es de l’autre côté ! Plus qu’à redescendre ! Il faut que tu te dépêches parce que sinon la créature t’attrape avec ses tentacules mais tu passes un genre de rideau d’eau qui te protège, maintenant, il y a des ennemis, alors tu prends tes deux épées et chlak chalk ! Oui tu as deux épées et tu tues des gens, plein de gens et tu te désaltères à la fontaine.
Les images surgissent, éclatent, se dispersent, reviennent.
Ton corps ne bouge plus. Sauf ta main. Ta main travaille. Et tes yeux…
Tu reconnais en toi la sensation, l’obsession, la fascination.
L’écran s’est emparé de toi.
Tu crois que tu regardes l’écran, mais c’est l’écran qui te regarde Disons que vos regards se croisent… L’écran t’hypnotise, tu le sais.
Tu ne veux pas le reconnaître. L’écran te regarde. Tu le regardes. Votre face à face peut durer des siècles.
Voici qu’aujourd’hui, l’écran te parle :
– Ton corps ne t’appartient plus, abandonne-le, laisse-le venir à moi.
Et toi, sans te rendre compte que tu es en train de perdre pied, tu lui réponds, oui, tu réponds à l’écran ! Tu lui dis :
– Je t’abandonne mon esprit, mais mon corps, ça m’étonnerait.
– Allons, allons, relaxe-toi, dit l’écran, abandonne ton corps, viens dans ma virtualité.
– Tu sais bien que cela ne se peut pas.
– Joue le jeu et tu verras…
– Jouer le jeu ? Mais comment ?
– Entre dans l’écran !
– Ça ne se peut pas !
– Entre, je te dis, la tête d’abord !
Non, vraiment, t’aurais pas dû… Tu as penché la tête et ça y est, l’écran t’aspire, il te malaxe, te tourbillonne, te centrifuge !
Aïe ! Aïe ! Tes organes, tes viscères, tes boyaux !
Mouvement, vibration, trépidation, accélération, secousse, écrasement, immobilisation.
Te voilà sur un sol… Silence…
Tu as du mal à l’admettre, mais te voilà à l’intérieur de l’écran !
Tu cherches à comprendre, tu veux savoir :
– Suis-je dans l’écran, vraiment ? Ou dans la virtualité ?
Pourquoi cette question ? Etre dans l’écran, tu as du mal à l’accepter. Mais être dans la virtualité, est-ce que tu comprends vraiment ce que ça veut dire ? Non ? Tu ne l’acceptes pas non plus ? Alors admets que quelque chose dépasse ton entendement. Ne te pose pas de questions, regarde l’écran en face de toi. Oui, à l’intérieur de l’écran, il y a un autre écran. Qui te regarde. Il s’approche, il se dédouble, ils sont plusieurs, ils grandissent, ils t’envahissent, se multiplient, éclatent, s’éloignent, disparaissent, reviennent en furie par milliers et ralentissent. Tu es au centre d’un ballet d’écrans qui te menacent, te foncent dessus, te bousculent, te tarabustent.
Tu te dis : – Ce sont des images d’écran, je ne suis pas dans l’écran je suis resté face à lui ! Mais pourquoi, alors, ne parviens-tu pas à lui échapper ? Pourquoi ne parviens-tu pas à jeter, ne serait-ce qu’un regard de côté, vers le réel ? Le réel ! Le réel !
Tu tentes encore un fois : il faut que tu parviennes à tourner la tête, à voir le monde. Oui, tu peux tourner la tête, mais à ta droite comme à ta gauche, au dessus de toi comme au dessous, des corridors s’éloignent à l’infini, des murs, des trappes, des perspectives surgissent… tu comprends que l’image de l’écran se maintient. Image en trois dimensions ? En tout cas tu ne peux pas en sortir. Ta vue n’arrive pas à s’en échapper !
Terreur ! Si tu ne parviens plus à percevoir l’endroit où tu te trouves, est-ce que tu t’y trouves encore ? Alors où es-tu ? Même ton corps, tu ne le sens plus. Tu as perdu pied. Tu es dans la virtualité, tu ne le comprends pas, mais tu sais que cela est. Et tu ne sais plus revenir en arrière. Faut-il que tu entres dans l’écran qui est dans l’écran ? Vas-tu plonger toujours ainsi, d’écran en écran, et te fractionner à l’infini dans ce jeu de miroirs ?
Voyons, quelle certitude possèdes-tu ? Celle d’être un moi qui vit cela ? L’auteur ne devrait-il pas te dire un toi ? Peu importe. Te voilà de retour au point de départ, au cogito de l’ami Descartes ! Mais toi tu l’expérimentes en réalité. Tu l’expérimentes de tout ton corps, de toute ton âme : peut-être que le monde, le réel n’existe pas, n’est qu’un mirage, qu’un reflet, qu’une ombre. La fréquentation de ce qu’on nomme le virtuel te prouve la possibilité de cette hypothèse, mais elle te prouve aussi que toi tu existes, toi qui perçois ce virtuel. Toi tu existes mais le monde, peut-être pas ? Toi tu existes, mais rien d’autre n’a d’importance ? Ce serait ça le message de tous ces jeux virtuels ? Rien ne compte que ta sensation, ta pulsion, ta vibration? Pour toi, pour toi tout seul, pas pour agir sur le monde ? Quelle tristesse ! Mille excuses, lectrice, lecteur, l’auteur s’est laissé aller au commentaire personnel, alors qu’il faut qu’il te sorte de là. Mais il ne voit pas quoi faire. Tu as quitté ce monde. Il faut dire que celui-ci ne t’a pas beaucoup retenu, il n’a pas fait assez d’efforts pour t’aguicher, pour te tenter, en tout cas il ne t’a pas séduit aussi bien que le virtuel pour qui tu nous as quitté. Comment ça, j’en parle comme d’une femme ? Ne l’as-tu pas remarqué toi-même : le sentiment que ton entourage éprouve face au virtuel qui t’accapare n’est-il pas précisément la jalousie ? La jalousie face à celle ou celui qui te possède, qui t’a pris à la colle. Oui, il s’agit bien d’une sorte d’histoire d’amour, puisqu’il y a quelque part une pulsion, une passion à laquelle tu te livres en aveugle ! Je m’égare, je dois te sortir de là. Reprenons. J’ai dit : Quelle tristesse ! C’était un commentaire tout à fait personnel, j’en conviens, mais ce qui précédait, c’était bien toi qui l’avais découvert, le message des jeux vidéo : Rien n’existe, rien ne compte que ta sensation, ta pulsion, ta vibration ! Pour toi, pour toi tout seul, pas pour agir sur le monde ! Te voilà donc parfaitement lucide sur la fonction sociale du divertissement auquel tu t’adonnes. Cela suffira-t-il à te faire revenir au monde ? Pas sûr…
C’est maintenant l’écran qui te propose le choix : avancer ou retourner en arrière ? Eh oui, l’humanité se divise en deux groupes : ceux qui foncent vers l’avant, au risque de s’enferrer dans l’erreur et ceux qui acceptent de reculer, pour mieux sauter, disent-ils…
Pour continuer vers l’inconnu (et peut-être au delà ?) bref, pour avancer, direction : chapitre 7. Pour reculer, tenter de quitter le virtuel et, qui sait ? retrouver le réel, le prosaïque, direction : chapitre 8. Mais il y a gros à parier que le lecteur, confortablement installé dans son fauteuil va s’écrier : foin du familier, du prosaïque! et choisir l’inconnu, sans grand risque, il faut bien le dire. Il a peut-être tort, le lecteur, de se laisser si facilement tenter par un titre. L’évocation du quotidien est peut-être plus marrante. En disant cela, l’auteur ne veut pas t’influencer, lectrice lecteur, il souhaite simplement rétablir entre les chapitres l’équilibre des chances que chacun a d’être lu.