8. Prosaïque

Il a dû s’écouler du temps… As-tu repris la vie qu’on dit quotidienne ? Difficile à dire. Tu déambules parmi des gens. Tu ne sais pas bien pourquoi. Il te semble que tout à l’heure tu roulais dans une ville, dans un écheveau d’artères, au pied de vagues constructions. Tu atteignis les abords d’une sorte de temple. Une infinité de véhicules circulaient très lentement comme une grande et confuse procession. Parfois certains s’arrêtaient, des fidèles en sortaient, se dirigeant vers le haut lieu avec ferveur, avec fébrilité même. Toi aussi, tu as dû te garer parce que tu marches maintenant avec les autres, dans la même direction. Vous en croisez d’autres, qui reviennent, poussant des cargaisons.

Tu franchis une vaste ouverture… une avalanche de sons, de lumières, de mouvements te submerge… tu pousses toi aussi ce machin roulant où tu dois mettre des choses… tu enfonces ça dans la foule remuante, fluide, vaguement dangereuse qui t’enveloppe comme un brouillard… tu ne sais pas où tu vas, tu ne sais plus du tout pourquoi tu es là, tu vas, tu évolues entre des alignements de choses empilées, tu te meus là dedans, dans un grand kaléidoscope de couleurs et de formes… autour de toi des milliers de fidèles vont et viennent, s’entrecroisent, se font et se défont comme des fantômes… une vibration, une exaltation, une frénésie de posséder, une passion de saisir, une furie d’emporter anime leur troupeau monstrueux qui t’entraîne, qui te ballote, qui te remue… vous circulez entre des tours, des échafaudages, des empilements… des milliers et des milliers de contenants, de récipients, de cartons, de plastiques s’amoncellent… ils enveloppent des produits, des objets, les cachent, les dérobent à ta vue… et toujours ils t’en donnent une image… c’est une image sur une boite que les gens saisissent, ils emportent des images… et par dessus tout ça, on entend des sons, des bruits rythmiques qui te lancinent, te pilonnent, te vibrent… parfois une odeur de bouffe, de gras, de sucre, de viande te fait saliver comme un pauvre chien de Pavlov observé par des expérimentateurs sans pitié… et qu’es-tu d’autre en effet, et tous tes congénères consommant, que sont-ils d’autres en effet que de malheureux animaux conditionnés à saliver et à enfourner des trucs et des machins dans un récipient à roulettes et à travailler pour pouvoir faire ça… tu es un fétu dans une meule, un têtard emporté par un fleuve… ça fait longtemps déjà que tu as perdu tout discernement, tout sens critique… et comme, dans la bousculade, tu repasses du côté des odeurs, ça stimule un instant ta conscience… tu te souviens que tu es là pour ça, pour amasser toi aussi de la nourriture, beaucoup de nourriture, parce qu’il faut fêter, fêter, festoyer, festouiller, festiférer… Tu ne sais pas si c’est comme ça partout dans le monde, il doit exister tout de même des peuples dignes, mais dans ton pays, il y a une période qui revient chaque année, une période de rut alimentaire, de vautrage dans la bouffe, de gabegie calorique qui saisit la population entière et tu crois bien que cette période c’est en ce moment, ce qui expliquerait les hordes partant à l’assaut des aliments, des gâteries, des cochonneries, des choses grasses ou desséchées, molles ou croustillantes, fraîches ou fermentées, afin de s’en remplir les boyaux jusqu’à l’écœurement, jusqu’au malaise, jusqu’à l’explosion, jusqu’au vomi, jusqu’à la chiasse. Oui, c’est ça, tu es bien dans le réel, tout ceci existe, hélas, et c’est Noël. Tu t’en souviens maintenant. C’est pour ça que tu es là, tu as des consignes à suivre, peut-être même dans ta poche, une liste de trucs à acheter ?

Soudain un choc dans tes côtes. Un autre consommateur t’a heurté de son coude. Il t’a fait mal cet idiot ! Sensation bien réelle : tout se confirme, ceci n’est pas un cauchemar. Le consommateur n’est pas un fantôme, il te parle. Aimablement, en plus !

– Excusez-moi, dit-il, j’ai du mal à circuler, je n’ai pas l’habitude…

C’est un homme grand, âgé, échevelé, barbe grise de prophète, qui te regarde, souriant. Il te semble l’avoir déjà vu quelque part. Tu n’en es pas sûr. Tu lui réponds:

– Moi aussi je suis perdu. J’ai encore rien réussi à choisir…
– Il n’y a rien à choisir ! Prenez n’importe quoi.

Tu souris, c’est un marrant. Et tu cherches dans tes poches ce maudit papier de la liste des courses. Mais l’autre continue :

– L’important c’est de prendre et de payer. Plus vous prenez, plus vous payez, plus vous êtes.
– Je suis quoi ?
– Vous êtes. Vous existez quoi !
– Mais…
– Acheter, c’est exister.
– Vous voulez dire que …
– Je vais vous révéler le grand secret : les emballages contiennent tous la même chose !
– Quoi ?
– C’est pour ça qu’ils se ressemblent tous !
– Mais le contenu …
– Le contenu n’a aucune importance ! Tous la même chose, je vous dis !
– Et d’après vous, quelle chose ?
– Cette chose s’appelle la marchandise.
– Vous voulez dire les marchandises…
– Non. Il n’existe qu’une seule marchandise. Toutes les marchandises sont interchangeables, échangeables, elles peuvent se substituer les unes aux autres. La preuve : elles ont toutes la même unité de mesure.
– Ah bon ? Et laquelle, d’après vous ?
– Le prix.
– Oui, mais…- Il n’y a pas de mais ! Partout dans le monde, tout s’achète, tout se vend, plus rien n’a d’importance, sauf le prix ! Bientôt vous direz : cette ville se trouve à 35 dollars d’ici, j’ai mangé 3 dollars de spaghettis, c’est un immeuble de 325 millions de haut… En vérité je vous le dis : toutes les autres unités de mesure vont disparaître, toutes remplacées par le dollar ! Plus rien n’a d’importance, sauf le prix !

Et le bonhomme, le prophète, disparaît dans la foule en proférant ses vérités inéluctables. Tu le suis des yeux, tu voudrais le retenir, il t’a parlé, il a interrompu le cauchemar, lui seul est dans le réel, les autres sont des zombies… Hélas, il a disparu, tu te retrouves encore plus perdu dans la foule des consommants.

Là tu songes à renoncer, rentrer, fuir sans rien acheter. Mais est-ce possible ? Tu n’en as peut-être pas le courage, ou la force, ou la conviction suffisante ? En tout cas, peu à peu, tu retrouves les gestes ordinaires : saisir, palper, remplir, remplir pour combler le vide.

Longtemps plus tard tu as regagné ton véhicule, tu as tout chargé derrière et au moment où tu ouvres la porte du chauffeur, un grand bruit se fait entendre, une boite de conserve roule jusqu’à tes pieds, c’est une dame qui a renversé son caddy juste devant toi. Comment a-t-elle fait ? Il semble qu’elle ait voulu descendre d’un trottoir beaucoup trop haut, enfin bref, patatras! Tout est par terre. Ha ! Lalalala !

Face au chariot renversé, l’humanité se partage en deux groupes : ceux qui comme Saint Dimitri, s’arrêtent pour aider et ceux qui continuent leur chemin, se hâtant vers leur rendez-vous. Si ton bon cœur s’émeut à la vue de la pauvre femme, si ta compassion naturelle te pousse à t’occuper d’elle, dirige-toi vers le chapitre 12.

Mais si tu n’as pas envie de l’aider, l’auteur te demande de faire quand même le minimum : tu lui redresses son caddy, tu lui ramasses deux trois objets et tu t’éclipses dans ta bagnole. Une fois rentré chez toi, ou peut-être chez tes amis, l’auteur te laissera accomplir sans lui tes rites annuels de suralimentation. Mais, il ne t’abandonnera pas, il te reprendra quelques jours plus tard, en ville, en train de te balader dans les rues, au chapitre 16.