64. Végéter
Un jour, ou plutôt une nuit, tu t’en vas.
Quand l’aube pâlit derrière les sommets, tu montes depuis longtemps déjà. Ton souffle est régulier. Tes jambes te portent aisément. A présent le soleil donne. Tu ne faiblis pas. Tu t’arrêtes très peu. Tu montes toujours. Tu te sens comme l’esclave en fuite qui fonçait vers les hauts, sauf que l’enjeu n’est pas ta vie, tu n’entends pas aboyer les chiens terribles qu’on a lancés à tes trousses, tu vas tranquille, en route vers la sérénité.
Longtemps plus tard, tu quittes le sentier. Tu t’immisces dans la végétation. Tu te glisses entre les brandes, les fougères, les bruyères, les lianes, les mille feuilles persistantes, lisses et dures, simples ou composées, les racines reptiliennes où tu te prends les pieds, les arbres noueux qui tordent leurs branches vers toi, les troncs droits des fougères arborescentes et d’autres plus lisses qui montent vers le ciel. Tu escalades, redescends, contournes, remontes, te baissant, te glissant, t’introduisant dans le grand corps vivant du monde végétant.
Tu progresses très lentement mais tu sais que tu t’éloignes. Tu remontes une ravine. La végétation la recouvre complètement. Tu te glisses entre les roches et les branches. Maintenant, tu contournes dans les broussailles. Cette fois, tu es bien coincé. Tu veux redescendre vers la ravine. Tu te coules dans un passage sous les fougères. Tu te retrouves assis sur un coin d’herbe. Un filet d’eau glisse sur un rocher gris. Le soleil perce à travers les tiges. Tu ne bouges plus.
Une, deux, trois gouttes brillent, sphériques, sur une large feuille. Odeur d’humus. Suavité de l’oxygène des sous-bois. Une goutte froide te chatouille le cou. Accumulation végétale, racines noueuses, lianes qui progressent dans toutes les directions. Ça glougloute sous les mousses. L’humidité t’envahit. Tes racines vont sortir.
Les ramures des grands arbres recouvrent ce coin secret et le protègent. Il est invisible, inaccessible, au creux, au cœur de l’île. Tu y es. Personne ne le sait. L’herbe où tu es assis mouille ton short et te fraîchit les fesses. Qu’importe ! Il ne fait pas froid. Ni chaud d’ailleurs. Tu respires, mais pas fort, sans geste, tu deviens plante. Tes racines vont sortir.
Ce qui fait le malheur de l’animal, c’est de savoir qu’il peut se déplacer, il peut toujours croire qu’ailleurs est mieux qu’ici, l’animal. Et plus encore l’animal humain avec ses véhicules. Il va toujours respirer ailleurs, l’animal humain.
Tu vas respirer ici, croître ici, sans souci d’ailleurs, ni de plus tard, t’y arrêter, t’y prostrer…
Prostrer, voilà le mot, tu es venu pour te prostrer, rester là, respirer, exister.
Pas spécialement observer la flore ou la faune. Non. Même si les notes aiguës de cet oiseau proche s’imposent à ton oreille, comme un miroitement agace l’œil, ça ne dure qu’un instant, ta pensée retourne en toi-même. Tu peux tout aussi bien ne pas l’entendre du tout, cet oiseau…
Comme cette herbe là-bas qui bouge toute seule au dessus du rocher car un micro courant d’air ne s’occupe exclusivement que d’elle dans l’atmosphère immobile, eh bien, cette herbe, tu pourrais très bien ne pas la voir si, par exemple, tu étais parti sur l’interminable et sinueux sentier de ta rêverie corrompue par ce résiduel sentiment d’incertitude qui justement te donne envie de pas bouger, rester là, végéter…
Non tu n’attends pas la mort. Mourir, se suicider, c’est une grande décision, un gros émoi, c’est choisir, et sans appel. Toi tu en as marre de choisir. Tu es ici parce que tu ne veux plus choisir. Tu as largué les décisions. Tu vas laisser aller les choses, laisser aller ton sang dans tes artères, laisser entrer l’air dans tes poumons, tu vas, comme le brin d’herbe, laisser le courant d’air t’entraîner. N’est-il pas heureux ce brin d’herbe d’être bercé par ce souffle imperceptible, à lui seul réservé ?
Enchevêtrée, voilà le mot, enchevêtrée est ta pensée et tu aimes cet enchevêtrement, comme tu aimes l’enchevêtrement de cette forêt.
La difficulté de choisir trouve sa réponse dans ces comportements de végétaux dont les branches, les tiges, les lianes, les racines, explorent à la fois la droite et la gauche, le haut et le bas. Tu aurais voulu toi aussi te développer tous azimuts, de cette façon simple et néanmoins obstinée. Si tu te retournes vers ton passé, ce n’est pas ce que tu as fait qui te dérange, c’est ce que tu n’as pas choisi, les chemins que tu n’as pas suivis. Au carrefour, tu aurais pu prendre l’autre route, tu serais un autre à présent et cet autre serait toi.
Tout ici est parfaitement à sa place. Chaque être croissant occupe exactement l’espace qui lui convient. Si l’un d’entre eux meurt, est arraché ou coupé, les autres comblent aussitôt de leurs feuilles et de leurs tiges le vide qu’il a laissé. Ils vont si vite prendre sa place qu’on aura l’impression que lui n’a jamais été là.
Dans notre monde mental aussi, il n’y a pas de place pour le vide : dès qu’une image, une vision s’éteint, une autre est à sa place comme si elle y avait toujours été.
Il faudrait laisser les pensées défiler… Rappelle-toi, il t’est arrivé plusieurs fois dans ta vie de te fixer pendant plusieurs jours sur un gigantesque puzzle. Quand tu en sortais, quand tu avais fini ce travail absolument inutile, absolument sans aucune créativité, dans un temps certainement pas record, tu te sentais sans doute un peu victorieux, mais tu avais surtout l’impression de t’être purgé, d’avoir mis en relâche pendant un moment le reste de ton âme.
C’est bien ça : ces derniers temps, tu étais devenu incapable de ce genre de purgation. Il y avait de bonnes âmes qui te disaient : – Tu es tout simplement fatigué, repose-toi. C’est curieux tout de même : à notre époque où la plupart des gens se fatiguent de moins en moins physiquement dans leur travail, tout le monde est toujours exténué, les gens veulent toujours se reposer et même, ils veulent t’obliger à te reposer ! Il y a jusqu’à ton activité qui les fatigue !
Non, tu n’étais pas fatigué, tu es certain que ton cerveau aurait pu fonctionner beaucoup plus. S’il y a une fatigue cérébrale, c’est plutôt le sentiment de ne pas parvenir à penser clairement qui fait qu’on a envie d’arrêter, parce que, quand la pensée carbure, quand elle fonce avec joie, elle est infatigable, voilà la vérité.
D’accord, si tu as eu envie de relâcher, c’est que ta pensée ne carburait pas totalement et qu’elle était, en ce sens, fatiguée… Oui certainement… Quoique… la pensée n’est jamais fatiguée puisqu’elle n’arrête pas, elle continue, qu’on le veuille ou non.
Quand la pensée s’arrête, c’est fini. Peut-être, ta pensée va-t-elle finir ici ?
Peut-être. Tu acceptes l’idée. Mourir ici. T’intégrer confusément à ce biotope où la vie grouille, microscopique, fourmillante et géante à la fois. Des vers, des larves, des fourmis, des limaces, des termites, des escargots prendront vie sur ton cadavre. Tu vivras en eux, ta vie se répandra dans le monde et se multipliera. Admirable ubiquité de la réincarnation !
Mais, cela, ta pensée, le connaîtra-t-elle ? Qui sait ? N’as-tu pas l’impression que lorsque viendra l’instant fatal, tu résisteras comme les autres ?
D’ailleurs, si tu continues à t’abandonner comme ça, tu vas le savoir. Oui, si tu restes immobile sans manger, sans lutter contre le froid qui tombe avec la nuit, l’instant fatal t’attend au chapitre 56. L’instant fatal et ce que tu attends après…
Mais, franchement lecteur, lectrice, tu te connais suffisamment pour savoir que tu n’aurais jamais le courage ou la folie de te laisser mourir, te fondre dans la végétation, juste pour la beauté du geste. Et que dans la réalité, tu redescendrais piteusement vivre au chapitre prosaïque. (Oui mais dans la réalité est-ce bien toi, ton vrai toi qui agit ?)