51. Alcool
La première bière est un plaisir, surtout vers la fin. La deuxième descend encore volontiers. La troisième, tu dois faire un effort. Ton camarade, au contraire commence seulement à apprécier. C’est une question de capacité. Où va toute la bière qu’il ingurgite ? Dans l’intérieur de son corps, il ne doit pas être fait comme toi. Toi, tu as des organes, un estomac, un intestin d’un certain calibre, un assez petit volume à remplir, en somme. Lui, son volume intérieur est infini, son corps doit être une grande bouteille, une barrique, un simple contenant sans organes, toute la place est pour le liquide, des litres et des litres peuvent tenir là-dedans. Une question de capacité, te dis-je. Et son amitié pour toi croit au fur et à mesure que son corps se remplit.
A présent il veut passer aux vrais alcools. Tu veux t’en aller. Il te retient. Juste une petite prune. Excellent, la prune, le schnaps, quoi. Tu ne contrôles plus tellement. Oui, la prune est fameuse. Tu entres dans une région euphorique où toute chose est aisée et laborieuse à la fois. Un dernier schnaps. Puis un ultime. Le patron a mis les chaises sur les tables. Il a bien l’intention de fermer. Ah, bon ? Il est déjà si tard ? Oui, déjà… Allez, la der de der… Ah bon ? on ne sert plus ?… Vous partez sur le trottoir en direction d’un autre bistrot encore ouvert que ton camarade connait. Il existe un proverbe urbain qui dit que l’alcoolique connait toujours un bistrot encore ouvert. La progression est lente. Il y a beaucoup d’obstacles. Des réverbères à saluer. Des arbres à embrasser. Les passants aussi, tu veux les embrasser, mais eux, ils ne veulent pas, ils se volatilisent comme une vapeur de schnaps s’échappant d’un alambic. Vous faites halte sur un banc. Il tombe bien ce banc. Vous deux aussi, vous tombez bien dessus. Vous aurez du mal à vous relever.
Mais pourquoi vous relever ? N’êtes-vous pas bien là, tous les deux assis dans la nuit, à ne rien attendre, à ne plus rien souhaiter ?
Du temps s’écoule.
Parfois l’un de vous deux lance une parole à forte portée philosophique.
– On est bien…
Et l’autre répond :
– On est bien…
Plus tard, ça se précise :
– Pourtant on sait que tout n’est pas rose.
– Mais on sait pas pourquoi…
– On peut même dire que tout va mal.
– Il est difficile à expliquer…
– Qui ça ?
– Le monde…
– Ah, le monde ….
– Pourtant on doit pouvoir…
– Pouvoir quoi ?
– L’expliquer, le monde…
– Tu crois ?
– Grâce au langage…
– Au langage ?
– La parole de l’homme a la faculté d’appréhender le monde…
– C’est la connaissance…
– Et de la connaissance découle la technique…
– Qui donne la faculté d’agir…
– Le langage de l’homme saisit le monde dans son filet…
– Pendant que la toile d’araignée des constructions humaines s’étend sur le globe…
– Avec le langage et la science, le monde s’explique…
– Le monde s’explique…
– Et pourtant le monde s’embrouille…
– Tout fonctionne et pourtant tout va plus mal…
– La grande machine tourne mais elle oublie quelque chose…
– Elle oublie quelque chose…
– Elle oublie…
Eh oui… Tandis que l’aurore aux doigts de rose colore le sommet des plus hauts bâtiments, vous deux, assis sur votre banc public, vous savourez votre lucidité qui n’a d’égale que votre sérénité. Mais quand on atteint pareilles hauteurs, il faut bien redescendre, se séparer, reprendre le train-train prosaïque chacun de son côté. Et toi, plus tard, beaucoup plus tard, tu te retrouveras chez toi, au chapitre 8. Mais peut-être que tu ne veux pas rentrer du tout ? Tu veux rester dans les hauteurs, loin du monde. Est-ce que ça te tenterait de partir ailleurs, totalement ailleurs ?