43. Hôpital

Tu es en train de te réveiller dans le grand blanc des neiges éternelles de l’hôpital. Tu le devines à travers les volets de tes paupières. N’ouvre pas tout de suite, ça va t’éblouir, ça va faire mal, profite encore un peu du no man’s land indécis dans lequel tu baignes. Tu ne sens pas beaucoup ton corps, comme très loin de toi, il n’est pas douloureux, simplement tes sensations sont amorties, voilées, ils ont dû pas mal te shooter.

Pourquoi es tu là ? Ce qui s’est passé ? Tu ne t’en souviens pas ? Eh oui, c’est vrai, tu ne te souviens de rien. Mais tu devines que tu as vécu des moments importants. Voilà qui est peut-être suffisant. Faut-il se souvenir ? Ne vaudrait-il pas mieux vivre dans l’instant ? De toute façon, pas question de te raconter ta vie une deuxième fois.

C’est ce que murmure la voix de l’auteur à ton oreille, oui, l’auteur est à tes côtés, c’est normal, il se sent un peu responsable de tout ce qui t’arrive… On comprendrait que tu lui en veuilles de t’avoir expédié à l’hôpital… Mais tout s’est passé si vite… Tu sais, il ne maîtrise pas tout, lui aussi parfois est emporté par le courant … A présent, il sait que tu es réveillé, il l’a vu à de nombreux frémissements qui t’ont parcouru, et il est là pour te raconter la suite. Evidemment si tu ouvres les yeux, il sera obligé de disparaître, il n’est pas bon que l’auteur apparaisse au personnage en train de vivre son aventure. Dieu ne se montre pas. S’il connaissait son créateur, l’homme ne croirait plus à son libre arbitre. Et le personnage non plus, ce qui serait très mauvais car un personnage doit avoir une âme bien trempée. Oui, j’entends ton objection : tu es le personnage mais tu es aussi le lecteur et rien n’interdit à l’auteur de se montrer au lecteur, au contraire, il y a d’illustres précédents d’auteurs ayant rêvé de se livrer tout entier et tout nu. D’ailleurs, si tu crois que l’auteur ne se rend pas compte que depuis un moment tu fais carrément semblant de dormir et que tu cherches à apercevoir son visage en soulevant imperceptiblement les paupières !

Réfléchis : est-ce que ça ne te suffit pas d’entendre sa voix ? Un auteur, c’est une voix, pas un visage. Aujourd’hui les livres se vendent, ou ne se vendent pas, selon la bobine de l’auteur sur la couverture ou à la télé. Quelle erreur ! Dans le commerce de la littérature comme ailleurs, c’est l’apparence qui prime, l’emballage. Pourtant, chacun sait que dans la vie, l’arme première de la séduction n’est pas la beauté du visage mais la parole, l’ensorcelant baratin qui vous prend dans son miel.

Evidemment pendant que l’auteur s’escrimait pour te convaincre, toi tu as regardé, tu as vu ses cheveux blancs, plutôt ébouriffés aujourd’hui, tu as vu sa peau blanche un peu grise parce que pas très bien rasée, ses yeux plutôt enfoncés et rapprochés, comme si le sculpteur avait légèrement pincé l’argile entre ses doigts à la hauteur des yeux… Bon, tu es content ? Tu as vu son visage… Te voilà bien avancé… A mon avis, tu en apprendrais plus sur sa personnalité si tu entendais sa voix, je veux dire sa voix réelle. Mais justement, il ne veut pas te faire entendre cette voix là. Il ne l’aime pas tellement. Quand il s’entend, il ne se reconnait pas. Pour lui, la voix que tu entends quand tu lis, sa voix écrite en quelque sorte, la voilà, sa vraie voix. C’est peut-être pour ça qu’on écrit ? Pour parler avec sa vraie voix ?

Pour ce qui est de l’instant présent, oui, bien sûr, je vais te le révéler. Encore que… Tu sais, ces interminables journées d’hôpital n’ont pas grand intérêt… Nous pourrions pratiquer l’ellipse narrative… Je sais, je sais, on dit que l’ennui est riche, l’ennui est créatif, que nous perdons beaucoup à ne plus jamais nous ennuyer, à vivre l’esprit constamment diverti par des images qui surgissent, des boutons que nous poussons, des grilles que nous remplissons, des souris que nous cliquons… Oui, c’est ce qu’on dit, seulement, toi, dans le monde aseptisé, lisse et froid de l’hôpital, tu te sens vulnérable comme un cafard au fond d’une baignoire. L’ennui créatif, tu en es loin… Tu t’ennuies tout court. Et c’est long.

Deux jours plus tard tu t’ennuies encore plus.

Deux jours plus tard, tu t’ennuies atrocement.

Deux jours plus tard, tu sors. Oui, tu es tiré d’affaire, tu sors de l’hôpital.

Et toc ! On en a fini avec le récit de l’ennui.

Bon, tu sors de l’hosto mais tu sais pas quoi faire.

Tu sors en même temps qu’un barbu échevelé qui était aux urgences comme toi et qui t’a pris en amitié. Vous voilà tous les deux sur le parvis de l’hôpital. Il est grand, maigre, fluctuant, il sourit derrière sa barbe et tu vois qu’il lui manque quelques dents, c’est dommage, il serait pas mal, il a le regard clair. Il te dit :

– Viens, je t’invite chez moi… Pas loin d’ici… On commencera par se faire un bon pétard… J’ai de l’herbe, c’est moi qui la cultive, y a pas plus naturel !

Mais voilà qu’un autre compagnon d’infortune surgit derrière vous, hilare. Lui aussi vient d’être relâché, c’est un rondouillard, il montre toutes ses dents, il vous propose de commencer par aller boire des coups au café du coin, pour fêter votre libération commune. Le baba très cool ne veut pas, il est pressé de retrouver son herbe naturelle. L’autre a souffert d’être privé d’alcool.

Et toi ? Entre la fumette et la picole, qu’est-ce que tu choisis ?

Mais j’entends le lecteur grincheux s’écrier :

– Ni l’un ni l’autre, voyons ! Ce livre est une véritable incitation aux consommations addictives !

Ecoute, cher lecteur grincheux, une fois n’est pas coutume, tu pourrais t’abandonner un peu, ne serait-ce que par amitié pour tes deux camarades… Bon, si vraiment tu refuses les deux options, il y a un chapitre qui t’est réservé, il s’agit du 48. Mais, franchement, tu ne devrais pas. Le chapitre 48, l’auteur ne le conseille à personne.