33. Observer

Donc, la catastrophe ferroviaire, je te raconte pas comme elle est indescriptible. Pourtant toi qui la regardes, assis sur ton talus, hébété, tu devrais pouvoir nous en dire des trucs, des observations pittoresques, bien propres à pimenter d’émotion le récit de ton aventure.

Ben non, la première considération qui te vient à l’esprit, consiste à t’étonner de te trouver là. Tu as raison : étant donné la très faible fréquence de ce genre d’événement, la probabilité d’y être mêlé un jour était extrêmement réduite pour un quidam moyen comme toi. Si l’on considère les statistiques, tu avais, dans ta vie, beaucoup plus de chances d’avoir un accident de la route, quoique le mot chances soit inadapté, et pourtant l’accident ferroviaire est survenu mais la chose te semble difficile à admettre, tu as comme une impression d’injustice : pourquoi toi ? Pourquoi précisément ce train-là, ce jour-là ? Je te fais remarquer que tu n’as jamais éprouvé une joie particulière lorsqu’il ne t’arrivait rien. Tu aurais dû. Chaque fois que nous arrivons à bon port après avoir circulé, nous devrions nous féliciter de n’être, une nouvelle fois, pas mort. Mais non, la civilisation du risque zéro a introduit en nous l’idée pernicieuse qu’il ne doit rien se passer, jamais, que tout doit fonctionner, toujours, en particulier les transports qui nous font parcourir la planète en tous sens à des vitesses inimaginables… Quand on pense que l’autre pomme disait que philosopher signifie apprendre à mourir ! La société d’aujourd’hui nous serine sans cesse: Oubliez la mort ! La mort ne viendra pas. Il ne peut rien se passer ! Tout est prévu ! Alors quand l’imprévu survient quand même, on est tout désemparé. Mais quand il ne survient pas quel ennui !

Bon assez médité sur ton talus, il serait temps qu’il se passe quelque chose. En fait, il en arrive énormément, des choses, des trucs et des machins, dans l’obscurité traversée de rais de lumière, des cris, du mouvement, du charivari, avec son frère le brouhaha et son cousin le tohu-bohu, mais toi tu es en dehors, détaché, comme si tu regardais tout d’en haut. Dans le fond, tu es peut-être mort ? Certains croient que, quand on est mort, on plane au dessus de son propre corps et on se regarde d’en haut… Mais a-t-on conscience de se voir soi-même, a-t-on conscience d’être mort ? Peut-être tiens-tu là le secret du comportement de nombreux humains : ils ne savent pas qu’ils sont morts, alors ils continuent à faire comme s’ils vivaient, comme s’ils aimaient, travaillaient, riaient, souffraient, mais en vérité, leur âme s’est depuis longtemps retirée de leur enveloppe corporelle. Ils sont assis sur un talus, ils regardent autour d’eux, ils regardent les autres mourir, ils ne se rendent pas compte qu’eux aussi sont déjà morts…

Et cette catastrophe là, quand elle passera à la télé, on ne distinguera plus les vivants et les morts… On verra des gens, des tas de gens qui s’agitent ou qui ne s’agitent plus, qui bougent les lèvres ou qui ne les bougent pas, à la télé, tout devient pareil… Dès qu’on est filmé, photographié, on devient un cadavre. Les magazines sont pleins de photos de cadavres. Leur regard est mort. Et leur sourire, leur éternel sourire, sourire de cadavre. C’est une évidence qui t’apparaît soudain limpide : voilà pourquoi les catastrophes à la télé ne nous émeuvent qu’à peine : parce que tout est mort dans l’étrange lucarne ! On voit des gens qui circulent mais leur sang ne palpite pas, on les croit vivants parce qu’ils passent, ils vont, ils viennent, mais ils ne respirent pas, ils n’ont pas de sentiments, pas d’autonomie, ils sont morts. Des corps qu’on fait circuler, des cadavres qu’on déplace sans cesse pour leur donner l’apparence de la vie. A la télé, et même à la radio, dans les journaux, les événements nous arrivent déjà morts, déjà froids, les événements sont des cadavres, ils nous tombent sans cesse dessus, on ne peut pas leur échapper. On étouffe, on succombe sous les cadavres. Les gens qui nous entourent sont des cadavres. Les trains, les maisons, les immeubles rejettent des cadavres par leurs issues. Les commerçants, les vendeurs, les employés dans les bureaux, les gendarmes, les conducteurs de bus, des cadavres ! Ils ne meurent pas, ils sont déjà morts. Toujours des gens partout, pas de vide, jamais de vide, le vide laissé par un cadavre toujours comblé par un autre cadavre…

– Venez ! Venez !
– Il ne faut pas rester là !
– Vous pouvez marcher ?
– Par ici ! Par ici !

Tu es soudain entouré d’humains glapissants, agités, autoritaires. Juste quand ta méditation commençait à prendre corps ! Non! Qu’on te foute la paix ! Tu veux retourner dans ta pensée ! Tu venais de découvrir ou plutôt de formuler mentalement cette magnifique idée philosophique qui …

– Vous avez besoin de quelque chose ?

Une voix toute proche, presque intime. En même temps, tu sens le parfum de la personne, légèrement fruité. Tu devrais ouvrir les yeux. Elle te parle gentiment. Elle te touche même l’épaule. Là tu sens bien que t’es pas mort, non ?

– Ne restez pas là ! Venez !

Bon, tu regardes. Ils sont plusieurs au dessus de toi, avec des yeux qui te fixent, tu ne sais pas qui t’a parlé, tu sens qu’ils ont pitié de toi, pitié… sentiment ignoble. Tu te redresses, tu fais mine de te mettre debout, une jambe, l’autre… mais tu étais peut-être plus choqué que tu ne le croyais… tes jambes se dérobent…

Je t’explique : là, tu viens de t’évanouir mais tu ne le sais pas encore, forcément puisque tu es évanoui et tu restes inconscient pendant… pendant un certain temps… comment savoir ? Un certain temps pendant lequel on te transporte à l’hôpital au chapitre 43. Qui sait ? Là-bas, tu vas peut-être te réveiller ?