24. Transporté

Donc tu es monté, tu t’es assis là où tu as pu. Pas trop serré, ça va aller.

Tu t’attends à attendre encore, mais ça démarre immédiatement.

D’abord lentement… Progressivement… De plus en plus régulièrement… Et bientôt sempiternellement… Toi, fatigué, apaisé aussi, tu te relâches, te relaxes, t’abandonnes.

Tu regardes machinalement dehors, il fait déjà noir, ça défile tout près, mais ça passe trop vite, trop régulièrement. Parfois ça s’éclaire, parfois ça s’éteint, ça se rallume d’un coup et ça bruite différemment, puis ça recommence à ronronner. Pour dire vrai, tu ne penses à rien de précis. Tu rêvasses, tu dérives mentalement sans t’accrocher. Tu penses mais n’élucubres pas.

Tu regardes sans t’y intéresser vraiment, ceux qui voyagent avec toi… Rien d’original, ni de particulièrement sexy. Personne n’agresse personne, ils sont bien peu nombreux à observer ceux qui les entourent… Chacun s’enferme en soi-même… Beaucoup pianotent virtuellement, d’autres nous ont quittés téléphoniquement, l’un lit, l’autre cruciverbe ou sudokuse, celui-ci vibre rythmiquement, mais toi tu n’entends pas ce qu’il entend. Bref, tu constates encore que plus on se déplace, moins on communique.

Et bientôt, régulièrement secoué, tranquillement vibré, bercé quoi, que peux-tu faire, si ce n’est t’endormir ? C’est toujours pareil, tu peux aller partout, voyager, circuler, visiter, découvrir, photographier, acheter, marchander, observer, te passionner, lorsque tu es bercé comme ça, tu t’endors…

Tu t’endors et à partir de là tu ignores ce qu’il advient. Peut-être que tu vas rater ce qui aurait pu te passionner. Certes, c’est toujours ainsi quand on dort, mais plus encore quand on dort en circulant, on se dit qu’on y perd, on se dit qu’il y avait à voir et qu’on va le manquer, mais on s’endort quand même.

Tu t’endors et probablement, tu rêves. Comment pourrais-je te dire à quoi ? Quand tu rêves, tu vas là où tu es seul à te rendre, là où tu vis parallèlement, personnellement, là où c’est toi-même qui te tortures et qui te fais jouir…

Soudain, tu es bousculé, déséquilibré, ça grince horriblement et c’est le choc !

Tu es projeté en avant violemment Tu entends crier, tu te cognes, tu te protèges, te retiens, t’agrippes où tu peux. Tout vibre, tout explose.

Puis tout s’immobilise et redevient silencieux.

Puis on crie à nouveau mais différemment. Vous avez dû vous écraser, vous catastropher, vous avez déraillé, vous aller dérouiller…

Te voilà donc, toi qui nous lis, en pleine catastrophe.

Ce qui nous amène à t’interroger : que penses-tu de toi-même ? Penses-tu être malchanceux ? Est-ce que tu estimes que, toujours, tu tombes mal ? Que, toujours, tu attends dans la mauvaise file ? Dans ce cas, c’est vraiment dommage pour toi, tu dois passer tout de suite au chapitre 56, intitulé : Après.

Penses-tu au contraire faire partie des chanceux, ceux à qui il n’arrive, au fond, jamais rien, et qui se retrouvent toujours sur leurs propres rails, quels que soient les événements ? Dans ce cas reste dans ce chapitre.

Et c’est parti pour catastropher en direct ! Tu vérifies que tu es vivant, tu t’aperçois que ça penche, tu t’inquiètes, il faut sortir vite de là… les autres le pensent aussi, ils s’entassent, s’agglomèrent, ils sortent, ils n’ont pas l’air blessés, enfin, ceux que tu vois. Tu ne t’en préoccupes pas trop, d’abord, tu penses à te sauver, tu te faufiles, tu sors en titubant, tu respires, il ne fait pas froid, tu cours plus loin, tu te sauves, tu montes, tu souffles, tu te retournes, tu regardes… Maintenant seulement tu t’autorises à t’effrayer, tu flageoles, tu palpites, tu t’assieds quelque part.

Ça crie, ça court de partout… C’est indescriptible… je te raconte pas comme c’est indescriptible… Comment dire ? Comment nommer ? Tu voudrais le raconter mais il te manque, il te manque… comment dire ?

Plutôt que chercher à dire, ou à dire ce qu’il te manque pour dire, voire même à dire ce qu’il te manque pour dire ce qu’il te manque pour dire, tu ferais peut-être mieux d’agir, non ? Car en vérité l’humanité se divise en deux groupes : les contemplatifs et les actifs…

Bon, alors, qu’est-ce que tu choisis ? Rester là à regarder, à observer ou bien tenter d’agir ?