20. Multitude

Rues, ville, foule. Tu as suivi. Tu as dérivé. Tu t’es assis. Tu attends.

Tu penses qu’il va se passer quelque chose.

En tout cas, tu es là pour ça, pour qu’il se passe quelque chose, alors tu t’y attends, tu attends. Vivre, c’est attendre. Tendre vers… et attendre… (et parfois très tendre)

Noël, anniversaire, puberté, âge adulte, indépendance, amour, travail, vacances, repos, toute ta vie, tu attends…  Sommeil, lettre, message, facteur, bus, courrier, train, connexion, feu vert, tonalité, paye, arrêt complet du véhicule, divorce, pluie, soleil, dégel, guérison, retraite, mort, délivrance, tu attends… Tu sais pas toujours quoi. Mais toujours, tu attends.

Et, ici, tu attends quoi ? Un train ? Un rendez-vous ? Un amour ? Tu sais plus. Tu sais que tu as erré, tu sais que tu as cherché, mais tu sais plus quoi, tu sais plus qui. Ici, ça grouille, ça pullule, ça attend. Ça regarde, ça cherche, ça interpelle, ça court, ça se précipite, ça s’arrête, ça se plante, ça attend. Gare ferroviaire ! Lieu flippant ô combien ! Drames, déchirures, humiliations, baisers, passions, adrénaline à fond. Ici tout est plus terrible, plus fort, plus cruel, plus bruyant, plus assourdissant. Tacatac, ramdam, grincement, voix criée, amplifiée, voix ferrée… Et au dessus de tout, l’horloge domine. La silencieuse horloge. Vers elle, tous regardent. Le temps qui passe, le temps qui presse, ici c’est lui qui règne ! Allez, amène-toi, train !

Tu sais pas où tu vas ? Ça ne fait rien, tu monteras dedans, tu n’attendras plus. Dès qu’on roule, on attend moins. Rouler, circuler, c’est agir. Agir immobile, mais agir quand même. Aujourd’hui, on agit souvent immobile, même quand on travaille on attend beaucoup : transport en commun, automate en fonction, téléchargement en cours, impression en attente… Impression ? Qui dit roman dit impression, non ? Et aussi impressions… Mais je m’égare ferroviaire.

Femme élégante, là-bas, assise, sac à côté. Elle attend. Jambes croisées, décroisées. Elle disparaît, elle apparaît, selon ce qui circule entre elle et toi : jambes, pantalons, chaussures vernies, baskets, talons hauts, baskets, petits talons, jolis mollets, rapides, cachés, disparus, non, là-bas, où court-elle ? Elle fuit ? Toujours femme fuit. Femme fuit ? Ou femme fruit ? Mais l’autre au fait, assise là-bas ? Elle n’y est plus, le banc est vide. Tu commençais à la connaitre, disons que tu l’avais intégrée dans ton monde, elle a disparu. Train, amène-toi, train !

Décidément, tu ne te sens pas bien ici… Impression que quelque chose manque… Impression que tu crois reconnaître… Tout, ici, est trop indéterminé, sauf l’heure partout affichée ! Sauf le temps qui court avec précision. Mais le reste, humains, bâtiments, wagons, directions, provenances… rien n’est spécifique, tout semble interchangeable.

Tu vas partir, c’est décidé. N’importe où ! N’attends pas plus ! Demain il sera trop tard ! Ne choisis pas. Portières qui s’ouvrent devant toi, gens qui descendent…

Allez : monte… Et passe au chapitre 24… Ou alors au chapitre 54… ça dépend… Est-ce que, quand tu seras monté, tu vas te sentir soulagé ? Alors, pour toi, c’est bien le chapitre 24.

Mais, au contraire, si tu vas tout de suite te demander si tu es bien monté dans le bon train, et même acquérir rapidement la certitude que c’était l’autre train qui était le bon, celui qui partait sur l’autre quai, alors passe au chapitre 54.