39. Décider

Tu n’as pas hésité, tu as foncé vers l’ascenseur.

La porte est en train de se refermer, tu glisses ton corps dans l’espace restant, tu es coincé par le métal, la mécanique docile stoppe son mouvement et repart en arrière… tu peux entrer… le mouvement de la porte dure un temps infini, pendant lequel vous avez le loisir, l’un et l’autre, sidérés, de vous considérer… ça se referme enfin, tu vas être seul avec elle… Non, car un énergumène un malotru, un sans gène, a mis la main dans l’interstice pour obliger la porte à s’ouvrir à nouveau ! Il dit :

– Excusez-moi, heu, je… non, enfin oui…

Et il entre ! Il envahit l’espace trop étroit, il vient s’imposer entre vous, vous bouffer votre oxygène, violer votre intimité !

Mais cet ignoble personnage, pour qui tu éprouves immédiatement une aversion féroce, eh bien, je peux te le dire, c’est toi aussi, lecteur, ou plutôt, c’est ton double, c’est l’autre, oui, c’est le lecteur hésitant de tout à l’heure. Certes il a mis beaucoup plus de temps que toi pour se décider mais grâce à la lenteur de fermeture de ce maudit ascenseur, il a réussi, il est là avec toi, avec elle et vous vous élevez lentement tous les trois vers les étages supérieurs dans une infernale proximité.

Arrêt au sixième. Vive, gracieuse, radieuse, elle sort. Toi aussi. L’ascenseur referme sa porte et reprend sa montée, emportant l’autre. Eliminé, l’intrus ! Tu rattrapes la belle dans le couloir. Tu lui dis :

– On peut pas se quitter comme ça !

Tu es sûr de toi. Tout baignait tellement entre vous ! Mais, à l’instant, tu sens que tu n’aurais pas dû. Elle te regarde. Elle se braque. Quelque chose en elle se ferme. Tu passes pour un vulgaire, un obsédé, elle se sent un objet, tu le vois dans son regard. Maladroit ! Grossier personnage ! Dragueur de couloir ! Comment lui dire qu’elle se trompe, que c’est exceptionnel, que c’est elle, elle seule qui a déclenché ça chez toi ? Mais c’est ce qu’ils disent tous.

– Ça va pas, non ? Qu’est-ce qui vous prend ?

Tu es désarçonné, tu bafouilles :

– Mais… Je … Tout à l’heure…
– Lâchez-moi, compris ?

Et, sans doute pour couper court, elle entre dans un local où quelqu’une est en train d’empiler des draps. Elle lui parle. Elles se connaissent. Elles jettent des regards vers toi, planté dans le couloir. Tu es ridicule. Peut-être même que tu leur fais un peu peur ? Elles pourraient même appeler un vigile pour te chasser. Te faire casser la gueule en plus ! Tout est raté. Tout s’est effondré en une seconde.

Tu t’en vas, tu redescends lentement par l’escalier de service. C’est foutu, c’est foutu, le château de carte s’est écroulé, n’en fais pas une maladie. Tu t’assois dans l’escalier. Ça aurait pu marcher. Vous étiez faits l’un pour l’autre ! Mais ta maladresse… et sa fierté aussi… Tu as blessé sa fierté, son narcissisme, elle brûlait de dire oui, elle s’est crue obligée de dire non, elle n’a pas pu faire autrement. Elle regrette à présent, tu en es sûr. La retrouver ? Attendre demain ? Non. Ce qui est brisé est brisé…

Tu as une grosse envie de pleurer ?

Sinon s’en aller ? Fuir. Descendre. Traverser le hall. Sortir. Marcher. Respirer. Penser à un nouveau voyage… Oui, c’est ça, il faut repartir. Ne pas rentrer. Ne pas prendre demain le transport qui devait te ramener chez toi. L’auteur sait bien que l’humanité se divise en deux groupes, les nomades et les casaniers, mais là, non, il ne peut pas te faire choisir encore. Crois moi, si tu rentres chez toi, tu vas ruminer, cafarder, déprimer…

Tu en as marre des voyages ? Allez, juste un dernier.

Tu ne veux plus prendre l’avion ? Je te comprends, mais qui a parlé d’avion ? Tiens ! L’auteur te donne le choix entre le train ou le voilier.

Le train, tu vas l’attendre dans la foule de la grande gare, au chapitre 20 intitulé Multitude. Si tu préfères la voile, tourne la plage, non, la page et navigue vers l’île au chapitre 52.

Et puis, si tu es un incorrigible sédentaire estimant que tout le malheur des hommes vient de ne pas savoir rester dans une chambre, si vraiment tu t’obstines, tu t’enferres dans ta propension casanière, procure-toi le livre d’Alphonse Karr Voyage autour de mon jardin et n’en parlons plus.