52. L’île
L‘île !
Elle est là, devant toi. Quelle chance tu as de l’approcher ainsi, avec l’infinie lenteur du voilier. D’abord ce n’était qu’un amas de nuages plus gris d’un côté de l’horizon. Peu à peu du vert est apparu sous le gris. Ce vert a grandi au point de devenir la base d’une montagne aux sommets occultés par le coton nuageux.
Tu te sens comme le corsaire blessé, le pirate exténué, le mutin en fuite, le romantique poursuivant ses chimères, le grand explorateur arpentant la rotondité. Ces gens là, tous, de tout temps, lorsqu’ils scrutaient la ligne d’horizon, rêvaient d’y voir apparaître l’île. Et quand celle-ci se révélait enfin à leurs yeux, ils avaient chaque fois l’espoir d’avoir atteint le paradis secret, l’île inconnue, la terre vierge.
L’île ! Il y a quelque chose du château fort, dans cette idée d’un territoire si parfaitement délimité, une sorte d’exacerbation de la propriété privée. Si l’homme qui, le premier, a enclos un territoire en disant ceci est à moi est bien l’inventeur de la propriété, alors, que dire du marin posant le pied sur l’île vierge? Posséder une île ! Tout milliardaire possède son île, c’est bien connu ! Et bientôt, ce sera les planètes. On peut d’ores et déjà rêver d’avoir sa planète à soi. Mais reconnaissons-le, la planète, l’autre monde, par delà le cosmos, on a du mal à l’imaginer aussi paradisiaque, aussi parfaitement adaptée à l’homme que l’îlot au sable blond, avec ses quelques arbres luxuriants, sa petite colline, sa source pure sous la falaise. Le paradis dont nous rêvons est encore terrestre.
Ajoutons que, si toute île est déjà par elle-même un lieu clos sécurisant, que dire alors lorsqu’elle est montagneuse comme celle dont tu t’approches ?
Et, à l’intérieur, que dire du cirque creusé dans la montagne ? Cirque si parfaitement enclos par ses falaises vertes, que la route ne l’atteint pas et que l’automobile, l’impérialiste automobile, n’a pu venir y mettre les roues. Oui, c’est bien ainsi qu’il faut voir les choses : loin, loin, au milieu du grand océan, il y a une île solitaire et montagneuse, à l’intérieur de l’ile, un territoire en creux, un effondrement chaotique, raviné, parfaitement inaccessible, tout un océan de ravines et d’escarpements, au milieu duquel cependant on découvre un replat, un espace souriant où l’eau coule, où l’herbe pousse, où le fruit mûrit… Ce lieu, on l’appelle justement un ilet, et l’homme, autrefois, a cru pouvoir y vivre caché. Homme caché dans l’ilet, ilet caché dans le cirque, cirque caché dans l’île, île cachée dans l’océan, sur la planète Terre, Terre absolument impossible à repérer dans les galaxies parmi les milliards et les milliards d’astres de l’espace ! Que dire alors du pou caché dans les cheveux de l’homme de l’ilet ? et que dire du microbe caché dans le pou !
Ce qui veut dire que, si l’île dont tu t’approches est une île particulièrement île – ne dit-on pas une île isolée ? – alors, les cirques qui se trouvent à l’intérieur sont la quintessence de l’insularité. Que des hommes libres aient pu se sentir en sécurité, en paix, dans ces discrets châteaux forts, et qu’ils y aient inventé une vie nouvelle, empreinte d’une sexualité bucolique et vigoureuse, c’est ce à quoi tu rêves en l’approchant.
On cause, on cause et l’île grandit, les bâtiments se dessinent, tu vois les grues du port, ça a l’air moderne, trop moderne peut-être ? Beaucoup de maisons, des immeubles, des constructions, c’est peuplé, très peuplé, où sont le cocotiers ? les plages ? les femmes belles et nonchalantes moulées dans des saris ? A côté de la jetée du port le long de laquelle vous vous glissez maintenant, il y a bien une sorte de plage mais le sable est noir…
Eh oui, t’explique ton mentor, l’Ile est entièrement volcanique, il n’y a de roche que du basalte, donc le sable est noir, sauf du côté du lagon où le sable corallien est blanc, mais c’est une toute petite partie de la côte, ailleurs, c’est sable noir et galets gris…
Ce n’est qu’une légère déception, disons un ajustement au réel. Il faut ajuster beaucoup quand tu débarques sur l’Ile, accepter ce que tu vois, accepter le béton, les milliers de bagnoles tournant en rond sans cesse. Accepter les publicités pour faire saliver les pauvres et les rendre encore plus pauvres en leur donnant le sentiment de manquer, comme partout. Accepter la vie mondialisée, les supermarchés avec exactement les mêmes produits qu’en Neurope. Enfin quand je dis accepter cela, je veux dire accepter de le voir, de savoir que ça existe, tu n’es pas obligé de le justifier.
S’il y a une spécificité de l’Ile, tu ne la comprendras pas tout de suite. Sauf tout de même que tu vois dans les rues, des gens, beaucoup de gens, souvent jeunes, de toutes les couleurs et assez bien mélangés… Voilà pour le premier contact, ne l’oublie pas, il est porteur d’une certaine vérité. Maintenant, que faire dans l’Ile ? L’Ile est montagneuse, très haute, très belle. Les gens, les autos, les routes, les maisons sont autour de la montagne. Mais il reste, dans l’intérieur, dans les fameux cirques, des espaces inhabités, escarpés, compliqués, où la végétation s’enchevêtre. Et toi tu veux visiter.
Mais peut-être préférerais-tu connaître un peu mieux les humains avant les paysages ? C’est possible, on t’invite à une soirée avec des conteurs dans le sud, sur une plage de sable noir. Rien de tel que les conteurs et leurs histoires qui viennent de loin pour sentir les gens d’un pays. Alors visite générale ou histoires racontées sur le sable noir ?