70. Sable noir
On t’avait annoncé une soirée entière à se raconter des histoires et rien ne se passe. Vous êtes bien installés sous les filaos, en haut de la plage de sable noir, à deux pas de l’océan. Vous êtes arrivés au crépuscule, vous avez allumé un feu, chacun s’est agité pour préparer le repas, vous avez bien mangé, ça oui vous avez bien mangé et pas mal bu, mais personne ne commence à raconter.
Peut-être parce que vous êtes trop bien, vous n’éprouvez pas le besoin de parler. Les esprits s’engourdissent. La pleine lune est si forte que ses rayons traversent les arbres et projettent des taches de lumière très nettes sur le sol. On voit la plage comme en plein jour. Tu te lèves, tu vas faire quelques pas.
Le sable noir est bien tassé, bien lisse sous tes pieds nus que l’eau vient parfois toucher. Devant toi les vagues n’en finissent pas de savonner le sol. Elles lancent leurs seaux d’eau moussante, doucement, bien horizontalement, bien loin, le plus loin possible. Et ça court et ça glisse et ça se retire aussi vite, laissant une zone brillante, quelques mètres d’un éphémère parquet ciré où la lune se reflète un instant. Et ça se rétracte en séchant, laissant voir une ombre qui retourne à l’océan. La mousse argentée presque phosphorescente revient courir là-dessus, chuchotant interminablement, alors qu’en arrière fond reste présent le grondement des rouleaux sur la barrière de corail. Et pendant que ton œil suit au loin le déferlement infini d’une lame argentée sous la lune, la vibration longue et suave de la mer te remplit l’esprit, ta pensée se met à courir elle aussi sur le sable, à glisser, s’allonger, s’anéantir, et tu sens que c’est ton âme que la mer est en train de lessiver.
Tu t’assieds un peu en hauteur, tu regardes l’océan, la nuit, le ciel de l’hémisphère sud, les milliards d’étoiles qui roulent sans fin dans leur monde infini. Là, devant toi ces deux lumignons, ce sont Alpha et Béta du Centaure. Ils te montrent la Croix du Sud, là-bas, penchée vers l’ouest… Donc le sud est là. Et devant toi, très loin, à des milliers de kilomètres, il y a les terres australes… Mais avant, rien, l’océan est vide, ou plutôt vide d’humains, mais sans doute riche de la vie des profondeurs, des mystères des courants marins, du remue-ménage des animaux fabuleux ?
Voudrais-tu partir vers le sud ? Naviguer tout droit, loin des hommes ? C’est possible. L’auteur, qui, décidément, ne recule devant aucun sacrifice, peut mettre une barque à ta disposition. Dans ce cas, tant pis pour les histoires, rentre vite dormir un peu car demain tu vas te lever avant le jour. Rendez-vous à l’aube dans le Port de Saint Expédit au chapitre 73 pour mettre cap au sud !
Non ? L’océan, ses vagues, ses vents, son sempiternel mouvement, ce n’est pas ton truc. En plus, l’auteur veut t’y expédier tout seul sur une barque minuscule ! Il a perdu tout bon sens ou quoi ? Et il t’envoie tout de suite au lit ! Il n’en est pas question. Te voilà soudain plein d’intérêt pour ce que font les autres, là-bas, près du feu. Tu te lèves, tu te rapproches d’eux. Ils se sont mis aux histoires. De loin tu entends la voix forte de Barnar :
– On est allé trouver le prêtre, le tisaneur, le devineur, le docteur, on est allé trouver le Bon Dieu, la Sainte Vierge… Est-ce qu’il faut qu’on aille trouver le diable ?
Il est en plein dans son histoire, Barnar et les autres sont avec lui. Il les a emportés. Tu restes un peu à l’écart pour ne pas les déranger, mais sa voix baisse, tu ne comprends pas la fin, ça devait être dramatique car il y a eu un grand murmure et plus personne ne dit rien, plus personne ne bouge. Comme si c’était la dernière histoire. Tu ne t’es pas rendu compte. Tu as dû rester très longtemps sur la plage.
Les gens ne sont plus assis en rond, certains commencent à s’endormir sur des couvertures disposées ça et là. Alors toi aussi, tu t’allonges, l’air est doux, on entend les vagues, tu ne vas pas tarder à plonger.
Mais une nouvelle voix s’élève, une femme a pris le relais… Tu voudrais bien l’écouter, ne pas flancher, jouer le jeu… Le sommeil est très fort lui aussi… La voix a tendance à te bercer… Tu te sens parfaitement bien… Peut-être que tu crois que tu écoutes encore, alors que tu dors déjà ?… Le sommeil est au chapitre 71.
Mais non ! Tu te redresses, tu te rapproches du feu, tu veux rester avec les irréductibles, tenir jusqu’à l’aube. Alors rendez-vous au chapitre 74 pour entendre encore et encore des histoires.