74. Histoires

Tu as dû t’assoupir un peu. Autour de toi ça pionce dur. Les braises rougeoient, elles vivotent encore, les gens aussi… Mais les irréductibles sont là, tout près du feu. Ils continuent à narrer. Tu attrapes une histoire au vol.

… qui possédait le gisement d’or le plus fabuleux du monde. Et cet homme aimait descendre dans sa mine tout seul avec une lampe. Il faisait scintiller les pépites encastrées dans les parois. Il restait des heures et des heures à les contempler en se répétant : je suis le plus riche du monde. Un jour, il y a eu un éboulement et il s’est retrouvé enfermé tout au fond de la mine. Il y est resté des jours et des jours et comme il n’a pas pu manger son or, il est mort de faim comme un pauvre.

Tu es surpris par cette histoire qui n’est pas dans l’ambiance qui régnait tout à l’heure. Tu as peut-être dormi plus longtemps que tu ne croyais.

– La mort, dit quelqu’un, c’est souvent comme ça : l’ironie du sort.
– L’ironie du sort… dit un autre, ça me fait penser à ma tante … je dis ma tante, en fait c’était la tante de ma mère, ma grand-tante. Elle était l’avarice même. Elle connaissait le prix d’une allumette, d’une cuillerée de sucre… Elle ne dépensait jamais rien, elle se privait de tout, alors elle avait de l’argent, pas mal d’argent, mais je ne crois pas qu’elle le mettait à la banque, elle devait le cacher, ma mère prétend qu’elle avait de l’or caché. Et sa fille ne s’était jamais mariée, forcément toujours guettée, toujours surveillée… Mais la fille avait déjà dépassé quarante ans et sa mère commençait à se faire vieille, ce qui fait qu’elle perdait un peu de son autorité, quand la fille a rencontré un gars qui n’avait pas de boulot mais qui causait trop bien… Bref, vous avez compris : en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire la fille était devenue son pied de riz… Et voyez l’ironie du sort : le gars a peu à peu soutiré à la fille tout l’argent que la mère avait économisé sou par sou durant toute sa vie.

Le silence va-t-il s’installer chez les irréductibles ? Non, car une femme aux cheveux gris se lance. Elle sourit d’un air doux et grave à la fois. Va-t-elle parler de la mort, elle aussi ? Elle commence ainsi :

Il était une fois, en Europe, une petite fille qui marchait à pied pour se rendre à l’école (en ce temps-là les enfants marchaient souvent à pied pour se rendre à l’école) et en traversant le square (en ce temps-là, les enfants avaient souvent un square à traverser pour se rendre à l’école), la petite fille a trouvé sur son chemin un petit oiseau tombé du nid (en ce temps-là, dans les squares il y avait des arbres, dans les arbres, il y avait des nids et dans les nids, des oiseaux) donc, elle a trouvé un petit oiseau qui respirait, qui palpitait, tout gonflé dans ses petites plumes.

Elle l’a pris délicatement dans ses mains, elle l’a caressé, elle lui a parlé, finalement elle l’a glissé doucement dans une poche vide de son cartable et elle l’a emmené à l’école. Dans la cour, elle n’en a parlé à personne, elle craignait la brutalité de ses camarades. Elle a attendu que tout le monde soit bien installé dans la classe, que le maître ait dit bonjour asseyez-vous, pour lever la main et annoncer timidement, mais assez fièrement tout de même :

– Monsieur, j’ai trouvé un oiseau.

Aussitôt les enfants et le maître ont fait cercle autour d’elle, respectueusement, et lentement elle a sorti l’oiseau du cartable et elle l’a posé sur la table. Mais là, il s’est passé quelque chose d’imprévu, parce que le petit oiseau n’a pas bougé. Il s’est laissé poser sur la table sans réagir, inerte, sans vie… Eh oui, le petit oiseau était mort…

Attendez, l’histoire n’est pas finie… Ça s’est passé il y a longtemps et depuis la petite fille a grandi, elle continué ses études et elle est devenue professeur de français. Et souvent le soir avant de s’endormir, elle lit. Parfois elle lit des poèmes et quelquefois elle en trouve un qui lui plait particulièrement. Alors elle le prend et le lendemain matin, elle l’emmène dans sa classe pour le montrer à ses élèves. Mais là, quand elle le sort, quand elle en distribue la photocopie et puis quand elle le lit à haute voix pour le partager, eh bien, c’est comme pour le petit oiseau : une fois qu’il est dans la classe, le poème n’est plus le même, on dirait qu’il est mort, lui aussi.

Les irréductibles ne réagissent pas tout de suite. Finalement, l’un dit :

– Qu’est-ce que vous avez, tous, ce soir, à raconter des histoires tristes ?
– Souvent, c’est les plus tristes les plus belles…
– Que veux-tu, il y a des nuits comme ça… On raconte des choses tristes…
– C’est la lune.
– La lune n’est pas triste.
– Non mais elle fait surgir des choses.

Du coup tu cherches la lune dans le ciel. Où est-elle ? Ah ! Là-bas ! Elle est en train de plonger dans l’océan, vers l’ouest. Elle ne va plus faire surgir grand-chose. La pâleur de l’aube ne va pas tarder. Les irréductibles seront contents, ils pourront dire qu’ils ont passé la nuit. Sauf si, ironie du sort, ils s’endormaient tous maintenant.

Et toi, envisages-tu de t’installer sur l’île ou de retourner sur tes pas ?

Evidemment, j’entends grogner le lecteur critique qui ne veut ni rentrer ni rester. Il veut aller ailleurs. Eh bien cette fois l’auteur cède : d’accord, lecteur critique, va pour ailleurs.