72. Retour
en retard dernier voyageur à monter dans l’avion les autres te regardent on t’a mis en première classe comme quoi tu as bien fait d’être en retard on boucle les ceintures ça cause dans le micro les hôtesses font leur petite pantomime en remuant leurs mains leurs bras leurs doigts et c’est le décollage le ronron des réacteurs le fauteuil confortable où tu t’endors mais l’avion lui continue son boulot il te ramène au grand aéroport international non loin de la ville où tu crèches mais le retour au pays est difficile parce que personne ne t’attend à l’aéroport ils n’ont pas dû recevoir tes messages c’est bizarre ah si là-bas cette silhouette non tu te trompes il n’y a décidément personne c’est le petit matin tu es debout au milieu du grand hall ton sac à dos est à tes pieds tu le charges et tu t’apprêtes à rentrer chez toi mais il pèse il tire sur tes épaules ce sac tu devrais prendre un taxi mais tu te dis qu’il doit être possible de rentrer naturellement chez soi par les moyens de transports collectifs et tu te diriges vers un arrêt où tu demandes à un homme assis au volant d’un bus sur l’escalier duquel tu as posé un pied quel est le numéro qui convient pour aller là où tu veux et tu te fais engueuler ou du moins répondre sur un ton méprisant parce que ton pays est probablement le seul au monde où l’on méprise celui qui ne sait pas et qui veut s’enquérir de quoi que ce soit mais tu t’obstines et poses la question à d’autres jusqu’à parvenir au véhicule qui te convient et qui attend très longtemps le moteur en marche puisque que tant qu’on a du pétrole on doit le gaspiller et qui finalement démarre pour t’emmener vers ton quartier à travers la ville grise qui s’éveille défilant devant ton regard vide jusqu’à ce que tu te retrouves non loin de chez toi sur un trottoir face à un café et que l’envie d’un petit déjeuner te saisissant tu pénètres dans l’établissement où tu t’affales sur la banquette au fond le patron ne tarde guère à venir s’enquérir de tes désirs tu lui demandes un petit gros déjeuner et ça t’amuse d’insister sur petit mais gros copieux quoi j’ai compris dit le tenancier sinistre chauve blafard certes ce n’est pas lui le chauve qui sourit mais c’est lui qui t’interroge thé ou café et toi aussi tu t’interroges parce que ça n’a l’air de rien cette question tu pourrais y répondre machinalement mais tu sais que ce choix peut changer ta vie ou plutôt ton aventure car le patron en t’apportant ton thé va peut-être se prendre les pieds dans le tapis et faire un vol plané qui projettera le liquide brûlant sur ton visage ce qui te défigurera pour le restant de tes jours alors que la suave odeur du café pourrait déclencher en toi un souvenir exquis que tu te mettrais aussitôt à noter et ce serait pour toi le premier pas dans la littérature car de cette simple notation naîtrait d’abord un premier texte et bientôt toute une œuvre romanesque composée de longues phrases complexes interrogeant subtilement les mécanismes de la mémoire et tu comprends alors lectrice lecteur que ce roman ô combien profond est peut-être une métaphore de la vie elle-même et avoue que ça t’épate au beurre mais pour le moment je te le répète thé ou café il faut choisir et n’essaie pas de prétendre que tu ne bois ni thé ni café car ça t’amènerait au chapitre 48 qui n’est conseillé à personne tu le sais très bien