53. Plage

Maintenant, nous pouvons aller…

Cette voix a retenti tout près de toi. Presque à ton oreille. Tu tournes la tête. Ton guide est là, debout près de ton hamac. Tu étais dans un hamac, ton corps parfaitement reçu, enveloppé par les mille petites mailles de coton. Ton regard embrassait nonchalamment la surface du lagon turquoise. Tu n’aurais peut-être pas tardé à t’endormir. Le livre serait tombé de tes mains. La belle aventure de la lecture ne serait pas allée plus loin.

Le guide est là, heureusement.

– Il faut aller maintenant, le bateau est là.

Ton guide s’éloigne déjà entre les troncs des cocotiers. Tu te lèves pour le suivre. Hé oui, tu te trouves sur une plage plus-tropicale-tu-meurs, aux Islas Senoras. Un guide t’emmène voir le ballet des poissons multicolores. Que dis-tu de cela ? ça s’annonce pas mal, non ? Tu as eu du nez de répondre à ce questionnaire concours dans ce magazine. Jamais tu n’imaginais gagner le voyage au Lexique ! Te voilà pourtant en train d’enlever tes chaussures, de mettre les pieds dans l’eau limpide et de sauter dans la barque.

Il y a déjà trois ou quatre personnes à bord. Des européens. Des vieux. Les européens sont tous vieux et retraités. Ils ont des sacs avec des bouteilles d’eau, de la crème solaire, des masques et des tubas. Vous ne partez pas tout de suite. Vous attendez d’autres gens. Le soleil commence à vous cuire un peu. Ils arrivent. Deux hommes, barbus, grands chapeaux, lunettes de soleil. Les parfaits touristes. On leur a dit de bien se protéger du soleil, ils l’ont fait. On ne distingue plus leurs visages. Ils ont des cannes à pêche ou des fusils sous-marins, enfin des trucs encombrants dans des étuis. Tu croyais aller dans une réserve protégée ? Avec du pognon, tout est possible. Ils sont montés, vous êtes partis. Ils ont parlé espagnol, ce ne sont pas des Yankees. En tout cas, c’est des citadins. Ils doivent venir de la capitale. Vous foncez vers le large. Le marin pousse sa manette à fond. La barque fend les flots en deux gerbes régulières. Grand air, horizon, liberté ! Chacun savoure pendant un moment.

– Pourquoi on continue vers le large ? demande un des retraités, c’est là-bas !

Et il montre où il faut aller. Il est parfaitement au courant. Il a certainement le Guide du Routard dans son sac. Il sait exactement combien de minutes va naviguer la barque, où se trouve le coin extraordinaire, quels poissons il va y voir, quel pourboire il doit donner à la fin. Il sait déjà tout. On se demande pourquoi il est venu.

– Né vous pas inquiétez, dit un des deux barbus.

Pourquoi il répond à la place du marin, celui-là ? Il répond et il sourit et il ouvre son étui de canne à pèche et il en sort un truc avec un canon luisant, une arme à feu quoi et il tient ça dirigé vers les autres passagers, vers toi aussi donc, et il dit:

– Né vous pas inquiétez. Nous voulons pas tuer vous. Seulement détournement. Si vous tranquil tranquil, vous no problème. (Il dit ça en insistant beaucoup trop) Nous, Mouvement de libération des Maraïbes.

Désolé, lectrice, lecteur, l’auteur non plus n’avait pas prévu ça. Tu avais accepté le jeu, il voulait t’emmener en vacances loin de tout sans souci de la marche du monde. Mais voilà, la marche du monde se rappelle à vous. Le paradis pour touristes est situé dans un vrai pays, habité par des gens, avec un régime politique, des problèmes, des luttes.

L’auteur ne connait pas tes opinions à propos des militants de la révolution Maraïbaine. Lui, personnellement, d’après quelques articles lus dans la presse, il les trouve très sympathiques. N’ont-ils pas, dans les montagnes, entrepris de fédérer les paysans pauvres, de lutter contre les mafias commanditées pas les multinationales ? Ils font référence à Zapata, non ? Un sacré bonhomme Zapata !

Certes, concrètement pour toi, les fusils sont moins sympathiques. Comment vas-tu t’en sortir ? Que dit le Guide du Routard ? Le voyageur organisé ne moufte plus. Les autres non plus. La côte est vraiment très loin à présent.

D’où pourrait venir une aide ? Tu scrutes le ciel, la mer… Rien, aucun hélicoptère, aucun bateau garde côte. Ça vaut peut-être mieux : une bavure est si vite arrivée. La barque s’éloigne toujours plein pot. Pas une voile à l’horizon. Personne pour vous repérer. Rien ne vole, rien ne navigue dans le secteur. Pas même un oiseau, pas même un animal. Sauf sous l’eau, là, il y a du monde, des poissons, des baleines, des sous-marins … Enfin n’espère pas trop… Un sous-marin ne va pas surgir soudain…

Eh bien si ! Un bruit se fait entendre. Un remous énorme soulève l’océan. Le moteur de la barque est stoppé. Et là, jaillissant des flots comme une pulsion originelle surgissant de l’inconscient refoulé, un sous-marin apparaît, la tourelle d’abord, puis le corps du navire, très haut par rapport à vous, long, gris, métallique, militaire et pour tout dire antipathique. Des hommes sortent sur le pont, lancent une corde aussitôt saisie par l’un des faux touristes. On amarre la barque au bâtiment sous-marin, une échelle descend vers vous, les barbus montent et crient quelque chose en espagnol à votre marin. L’amarre est aussitôt larguée. En un clin d’œil, les hommes disparaissent et le navire s’enfonce. Nouveau remous. On ne voit plus que de l’eau. Avec les touristes, vous vous regardez. Vous vous retrouvez comme des cons au milieu de l’océan silencieux.

Pour un peu, il ne se serait rien passé.

Le marin tire sur son démarreur sans aucun commentaire. Vous retournez vers la côte. Personne ne demande à aller voir les poissons. D’ailleurs, personne ne dit rien. Il s’est passé quelque chose. Tous le savent. Ils ne comprennent pas quoi. Ils ne disent rien. A terre, ils ne diront rien non plus. Certains par prudence. D’autres ne voudront pas être traités de fous. En attendant, toi, tu laisses aller ta rêverie.

Qui étaient les deux hommes ? Des révolutionnaires, vraiment ? La révolution disposerait-elle de sous-marins ? Serait-elle en marche, beaucoup plus puissante qu’on ne le croit ? La tyrannie du fric serait-elle proche de sombrer ? Sinon, qui étaient-ils ? Evadés mafieux en fuite ? Agents secrets s’éclipsant ? Extra-terrestres quelque peu surnaturels ? Quel est le sens de cette apparition ? Ne te conforte-t-elle pas dans ton impression de vivre dans un monde difficile à comprendre ? Un monde où des forces occultes, souterraines ou sous-marines s’affrontent sous la surface. Les médias nous jouent leur grand spectacle. Mais nous ne voyons pas tout. L’essentiel se joue sous la surface…

Les jours suivants tu t’ennuies ferme. Tu scrutes l’horizon dans l‘espoir de voir surgir à nouveau ce sous-marin. Tu guettes tous les barbus à lunettes noires. Il ne se passe définitivement rien. Les poissons batifolent entre les coraux. Les touristes batifolent entre les poissons. Chacun joue son rôle. Tu n’as pas le cœur à lier connaissance. Aucune amourette de vacances ne vient combler ton vide.

Tu attends la fin de la semaine. Rentrer sera un soulagement. Tu as tendance à picoler un peu le soir, au bar de l’hôtel. Là, tu parles avec un autre buveur. Ensemble, vous comparez scientifiquement le mezcal et la tequila. C’est un marin. Il s’apprête à traverser l’océan sur un voilier. Il te propose de te joindre à l’équipage. Mais l’humanité se divise en deux groupes : ceux qui ont des ailes et ceux qui ont des racines.

Pour le retour at home, je ne sais pas s’il y a des vols, c’est compliqué, il y a des correspondances , enfin, vas voir au chapitre 49.

Mais si ça te dit de tout larguer et de partir sur la mer, partir, partir, naviguer… lance-toi sans lambiner dans le chapitre 28