2. Habitude

Finalement, pour se sentir de quelque part, rien de tel que d’en partir et puis d’y revenir. Tu es rentré depuis quelques jours. Tu reprends machinalement tes habitudes, comme si tu te réveillais d’un évanouissement, tu laisses tourner toute seule ta machine à gestes quotidiens, tu t’appliques à balayer, à ranger, en laissant s’écouler le cours de tes pensées incontrôlées, tu cuisines, tu prends ton temps pour éplucher les oignons, les faire revenir, tu fais la vaisselle méticuleusement.

Tu sais que si tu voulais, tu sortirais. Tu verrais du monde, tu serais noctambule, tu fréquenterais des bars minuscules et chaleureux où la musique vivrait, où tu danserais loin des sonos. Tu serais d’une élégance subtile que seul celui ou celle qui t’approcherait remarquerait. Tu trouverais à qui parler, des personnes au regard amusé, à l’esprit critique intact. Vous boiriez des alcools fins, les soirées se prolongeraient délicieusement. L’amour naîtrait naturellement, il fleurirait rapide et s’éteindrait sans souffrance. Peu à peu un réseau d’amis sûrs se formerait. Des projets géniaux se concocteraient. Vous commenceriez par critiquer le monde, puis l’un d’entre vous trouverait la faille dans le système. Vous organiseriez la révolte mondiale non violente contre le pouvoir du fric. La vie serait de plus en plus passionnante. A présent, la vaisselle est finie, tu essuies les verres, tu les ranges.

Un matin, tu sors faire quelques pas, battre le carré de ton quartier. Peu de bruit dans la rue. C’est normal, on est dimanche, les gens s’éveillent plus lentement, ils sont en train de se prélasser dans leur plumard, de tirer leur petit coup, de déjeuner plus longtemps. Mais tu ressens aujourd’hui quelque chose de subtil dans l’atmosphère, une façon d’être des passants un peu différente des dimanches ordinaires. Tu as l’impression qu’ils sont tout de même plus nombreux que d’habitude, en particulier à pied. Tiens, par exemple : ces quelques personnes devant l’école, c’est étonnant. Tu n’as pas compris ? Tu ne te souviens donc pas ? C’est les zélexions.

Pourquoi l’avais-tu oublié ? Même si tu n’es pas un fanatique de l’information, tu n’as pas pu y échapper, les affiches, les tracts, les radios, les télés, n’ont fait que te seriner zélexion zélexion zélexion zélexion zélexion zélexion, à tel point que tu t’y étais habitué : c’est bientôt les zélexions, ça aurait pu durer indéfiniment…

Tu vas devoir aller voter, enfin devoir, non, tu n’es pas obligé, on a beau dire que c’est un devoir, dans ton pays, on a le droit de ne pas y aller et tu envisages aussi cette possibilité, quoique difficilement, parce que malgré tout, au fond de toi, tu te sens un peu responsable, même si tu as tendance à penser que le résultat est sans importance et que tous les candidats feront probablement la même politique… C’est ce probablement qui gène. Et si ça avait une importance ? Hein ? Si ça n’était pas exactement la même chose? Même une toute petite différence, ça suffirait pour justifier d’y aller, non ? Bien sûr les gouvernants sont gouvernés, ils n’ont qu’une marge de manœuvre extrêmement réduite, ce sont des pantins qu’on agite devant les gens, ils sont là pour la façade, pour la justification du système… mais quand même ils ont peut être un tout petit pouvoir ? Et si on se retrouvait avec, ne serait-ce qu’un tout petit peu moins d’injustice en choisissant celui-ci plutôt que celui-là, ça vaudrait la peine d’y aller, non ?

Tu es rentré déjeuner avec ton pain frais et tu savoures un moment ta liberté totale en face des multiples choix qui s’offrent à toi : tu peux tout aussi bien aller voter ou ne pas y aller, voter pour x ou pour y ou mettre un bulletin nul par exemple avec des gros mots, des insultes ou des dessins vengeurs, tout est possible. Et tu ressens un certain plaisir à penser que toi, tu n’as pas décidé, tu ne sais pas encore comment tu vas voter.

Et pourtant, tu sais pertinemment que ça ne changera rien du tout. C’est une chose terrible de se dire cela. Ce que tu vas faire, toi personnellement, n’aura aucune influence sur le résultat global. Les sondages sont capables de prévoir à l’avance le résultat de l’ensemble des libres choix individuels. Tout est déjà joué. Tu y vas, tu y vas pas, c’est kifkif ! Ton choix, ton non choix, il est déjà prévu ! Ta liberté, elle compte pour du beurre : elle est prévisible ! A quoi bon y aller dans ces conditions ?

Allons, allons, tu ne devrais pas te laisser aller comme ça, il ne faut pas critiquer la démocratie, il y a des gens qui meurent aujourd’hui pour la démocratie, la démocratie est le moins mauvais système, il y a un consensus au sujet de la démocratie, c’est même un tabou, si tu critiques la démocratie, tu rentres illico dans le rang des fachos… Tout cela, tu le sais, et pourtant tu n’arrives pas à comprendre pourquoi, aujourd’hui, avec tous ces choix, tous ces votes, toutes ces élections, jamais l’humanité n’a éprouvé si vif le sentiment d’être embarqué à bord d’un vaisseau sans contrôle. En somme, le sentiment dominant que fait naitre en toi ce jour d’élections, préparé, contrôlé, pris en main de longue date par les médias, c’est le sentiment d’impuissance. Quel paradoxe ! Aller voter, ou pas y aller, laisse la même amertume au citoyen qui se sent dépossédé de tout pouvoir sur sa vie. Est-ce que ça ne serait pas ça, la fonction des médias : déposséder le citoyen devenu spectateur de lui-même jusque dans ses choix les plus personnels ? Lui faire oublier constamment le sens de ses actes pour ne s’intéresser qu’à l’image qu’il donne quand il agit?

Evidemment, lecteur, après ça, l’auteur ne va pas te demander de choisir, en somme, de voter… Non, non, non ! Pas de choix pour toi aujourd’hui. Tu vas au chapitre 53 et sans discuter. Ah, tu as voulu critiquer la démocratie !

Là, on entend persifler le lecteur critique : lui, il s’en moque de choisir ou de pas choisir et il ajoute même que ce roman avec ses choix bidons semble une métaphore de la démocratie qui tourne en rond et qui nous ramène toujours au même point quel que soit le résultat du vote. Ah bon, tu vois les choses comme ça, cher lecteur grincheux ? C’est intéressant. Que cela ne t’empêche pas de te rendre au chapitre 53 qui s’intitule Plage. Avoue que ça aurait pu être pire.