45. Consommer
Au bar, tout se passa comme dans un rêve.
Tu arrives, triste. Tu commandes. Tu cafardes en sirotant. Tout seul. Longtemps.
Et soudain, à côté de toi, elle est là. Elle te sourit.
Tu lui souris, gêné. Tu n’oses pas lui parler. C’est elle qui le fait.
Et vous voilà bientôt tous les deux, papotant. Oui, elle habite ici, occasionnellement, elle travaille pour ceux qui se promènent, qui voyagent, qui visitent. Elle les considère ironiquement. Elle se moque un peu de l’un, elle pouffe en évoquant l’autre. Vous rigolez bien tous les deux. Tu souris à ce qu’elle raconte, elle rit à ce que tu dis, ou le contraire. Elle te regarde, tu la regardes Vous picolez doucement. Elle s’ennuie un peu ici. Elle est libre demain…
Tu ne rêves pas, elle t’a bien dit de la retrouver chez elle, demain soir.
Tu as oublié que tu dois voyager. Tu restes ici bien sûr. Tu veux courir chez elle. Mais c’est pas maintenant. Tu dois attendre. Aller dormir. Tu remontes. Tu t’allonges, tu tournes et tu retournes. Comment dormir ?
Tu as dû y arriver quand même : tu te réveilles, il fait déjà très chaud, très lumineux. Tu patientes, tu t’impatientes. Tu tournes, tu t’assois, tu te lèves, tu en allumes une, tu ne la fumes pas, tu te sers à boire, maladroit ! Tu as tout renversé ! Tu nettoies.
Longtemps, très longtemps plus tard, c’est maintenant ! Tu peux y aller ! C’est loin mais, tu ne marches pas, tu cours, tu gambades, tu t’envoles !
C’est là ! Tu montes, tu escalades ! Te voilà devant. C’est entr’ouvert, tu toctoc, tu pousses, tu avances, tu pénètres. Chez elle !
Tu observes : vraiment pas mal, coloré, harmonieux, doux…
Tu t’assieds : confortable.
Tu respires, tu humes : capiteux.
Tu écoutes : jazzy, sensuel, bien, bien…
Elle te fait attendre. Attendre. Tu te dis : elle a laissé ouvert mais elle n’est pas là, elle ne viendra pas, elle s’est moquée de moi.
Tu entends qu’on s’agite. Elle apparaît. Souriante, tellement souriante ! Elle ne dit rien, elle virevolte, elle danse avec elle-même, elle danse pour toi, elle se montre, elle t’aguiche… Elle apporte à boire, à picorer, elle s’installe à tes côtés, elle se relève, elle est partout, tu ne vois qu’elle.
Je te raconte pas combien tu es épaté, époustouflé. Elle rayonne, elle respire, elle s’épanouit. Elle est trop. Tu veux lui dire, mais c’est tellement difficile de parler. Alors qu’agir est si simple, si naturel. Attends. Ne la touche pas. Ne la caresse pas. Ne l’effleure pas. Pas encore. Il faut aller doucement, éveiller, exciter, exacerber.
Il faudrait parler, converser, ça te ralentirait, ça prolongerait… Mais elle reste muette, parler n’est pas nécessaire pour elle. C’est normal : est belle, elle se tait… Non, je n’ai pas dit que ça vaut mieux. Elle n’est pas conne, tu en es sûr… mais n’est-elle pas encore plus belle ainsi : sereine et silencieuse ?
Vous buvez, c’est exquis, elle t’offre à grignoter, à croquer – c’est elle qui est à croquer – alors, sans vraiment le décider, naturellement : tu commences à la déshabiller, à l’effeuiller, presque sans la toucher, en l’effleurant à peine… Elle aussi te déboutonne un peu, très peu. Elle est nue, tu n’y tiens plus, tu parles :
– Ah vraiment! Tu es… tu es…
– Je suis, dit-elle, sérieuse ou peut-être amusée.
– Tu es trop… tu es si… tellement…
Elle rit. Tu hésites ? Tu la fais rire ! Elle s’en amuse ! Elle ne se moque même pas ! Elle en profite, tout simplement…
– De te voir toute entière, j’en suis chaviré ! Comme ils sont charmants, tes …
Mais voilà qu’elle t’empêche d’en dire plus, elle te bâillonne :
– Chut ! Je t’en prie ! Chut ! Il ne faut pas nommer !
– Qu’est-ce qui t’arrive ?
– Il ne faut rien nommer ! Et tout restera beau et mystérieux !
– Mais tes… mais ta… mais ton…
– Ne les nomme pas !
– Mais je les aime, je les adore, je les vénère !
– Adore-les sans les nommer, ainsi font ceux qui croient, ils adorent sans nommer ! Ce que tu adores doit rester indicible. Ne me nomme pas et je croirais que tu m’adores !
Adorable, elle l’est, indubitablement. Alors, peux-tu vraiment choisir ? Tu ne la nommes plus, tu n’énumères pas comme tu le voudrais ce que tu découvres, tu ne désignes pas ce que tu effleures, ce que tu vas caresser, ce que tu vas palper, ce que tu vas dévorer. Elle-même se tait, souriante, frivole, ensorcelante, amusée…
Doucement, elle promène sur toi. En réponse, tu lui titille. Alors gentiment, elle frôle contre. Tu la mordilles, elle te lèche, vous vous pourléchez, vous cajolez, tu l’effleures, tu la palpes, elle te bécote, elle te saisit la … ou le… c’est la même chose, enfin, je me comprends… vous deux surtout vous comprenez, vous vous tenez, vous étreignez, vous éprenez, vous vous prenez, vous reprenez, vous étrennez, vous vous mangez, vous mastiquez, vous astiquez, vous vous buvez, vous sirotez, vous savourez. Intensément, insensément, effrénément.
C’est comme jouer, il faut être passionnément maître de soi… l’un avance celui-ci… l’autre déplace celle-là… chacun progresse en douceur… et soudain fulgurant… vous vous contournez, vous vous entrecroisez… parfois l’un plus rapide surprend l’autre et l’oblige à travailler pour reconquérir… à moins qu’il y renonce, pour mieux revenir par derrière…
N’est-ce pas charmant, stratégique ? ô combien relationnel !
Cette scène n’est-elle pas d’un érotisme sans nom ? Mais l’auteur a beaucoup à écrire, il ne faut pas qu’il s’attarde… Il te laisse, lectrice, lecteur, tu n’as plus besoin de lui.
Beaucoup plus tard, tu sortiras de chez elle, tu iras faire un tour sur l’esplanade, l’œil lumineux, les jambes un peu coupées. Tu sauras que cette histoire n’appelle pas de suite, qu’elle est un éclair dans la nuit et qu’elle doit le rester dans ta mémoire : éphémère, instantanée, lumineuse, immuable.
Tranquille, apaisé plutôt, cette fois, oui, tu peux rentrer chez toi, retrouver tes habitudes.
Mais j’entends protester le lecteur amoureux.
– Pourquoi partirais-je ? dit-il, dit-elle, ce qui est bien quand on aime, c’est que ça donne envie de recommencer et de recommencer et de recommencer… alors pas question pour moi de la quitter, non, je ne pars pas, je reste, j’oublie tout, je m’installe avec elle !
Bon, l’auteur ne peut pas t’en empêcher. Il a même prévu pour cela un chapitre, c’est le 65.