10. S' interroger

Cher lecteur cérébral et hésitant, tu as encore une fois faibli au moment du passage à l’acte, tu as encore une fois hésité à reconnaître tes désirs, ça vient certainement de ton éducation, il faut faire quelque chose pour t’en dégager. Allez, viens, je t’emmène voir un psy. Non, ne proteste pas, expérience intéressante, je te le garantis.

Immeuble cossu, ascenseur ouaté, attente raisonnable, Au suivant ! Oui, toi. Vas-y. Le docteur n’a même pas l’air vieux. Il a l’œil et le cheveu noirs. Tu t‘attendais à un vieux, non ? Il te fait asseoir. Tu hésites un peu… Tu te lances.

Toi      – Docteur, voilà, je ne suis pas amoureux…
Lui      – Vous n’êtes pas amoureux?
Toi      – Non.
Lui      – Vraiment pas ?
Toi      – Vraiment pas. Je ne sais pas comment ça se fait. Je n’y arrive pas… J’ai beau m’écouter, m’interroger… Celle-ci peut-être?… Ou bien celle-là? … Je sens parfois un désir, c’est vrai, mais petit, minable… rien de grandiose, rien de foudroyant, rien qui puisse s’appeler l’amour.
Lui      – En somme, vous voudriez être amoureux ?
Toi      – Tout le monde veut être amoureux !
Lui      – Vous croyez ?
Toi      – Enfin, docteur, c’est évident. Regardez autour de vous… les revues, les films, les romans… l’amour ! l’amour ! Tout le monde ne parle que de ça! Dans tous les films on met systématiquement une histoire d’amour, sinon les gens n’y vont pas… Et l’horoscope, les voyants ! Que veulent savoir les gens ? S’ils vont faire la rencontre cette semaine… Est-ce que je vais enfin tomber amoureux ? Voilà ce qu’ils cherchent tous!
Lui      – Tous ?
Toi      – Bien sûr ! … Remarquez… s’ils posent la question, c’est peut-être justement qu’ils n’y croient pas trop au fond d’eux-mêmes.
Lui      – Ils n’y croient pas ?
Toi      – Pas vraiment, mais ils voudraient bien… Tout le monde voudrait bien être amoureux.
Lui      – Vous croyez ?
Toi      – Remarquez… ça peut vouloir dire que personne ne l’est… A ce moment-là mon cas ne serait pas unique…
Lui      – Non ?
Toi      – Et pourtant tout le monde dit aussi que l’amour ça ne se commande pas…
Lui        – On le dit.
Toi      – L’amour vient ou ne vient pas… C’est un phénomène qu’on ne contrôle pas… qui nous dépasse…
Lui      – Ca !
Toi      – L’amour est, en quelque sorte, un trouble… L’amoureux n’est pas dans son état normal…. Ne dit-on pas que l’amour est une folie?… Ou alors une faiblesse… Il faut voir la vérité en face : l’amour est une sorte de maladie… un état pathologique… d’ailleurs on dit tomber amoureux… comme tomber malade.
Lui      – L’observation est juste.
Toi      – Tout le monde croit que amour égal bonheur alors que rien n’est plus faux. En vérité dans toutes les grandes histoires de la littérature, du cinéma, du théâtre, de la poésie… l’amour est toujours malheureux… Ou, au moins, contrarié… Si l’amour n’est pas contrarié, il n’y a plus d’histoire…
Lui      – C’est sûr !
Toi      – Tandis que quand l’amoureux souffre, quand il est terriblement malheureux, à cause de son amour, là, oui, les gens sont contents. En fait, l’amour est toujours associé au malheur et non pas au bonheur. Tout le monde pense que l’amour ça doit faire souffrir… Et pourtant, tout le monde veut être amoureux… Est-ce que ça veut dire que tout le monde veut souffrir ?
Lui      – ça…
Toi      – Alors que la sagesse serait d’éviter ce piège, cette maladie, cette faiblesse, cette folie… Surtout, ne pas tomber amoureux… Tomber… L’amour est une chute… Ah si l’on pouvait se relever amoureux ! S’établir, à force d’effort et de travail, là-haut dans l’amour! Mais non, notre langue le dit : l’amour, c’est vers le bas, on tombe amoureux comme l’eau passionnément s’abandonne à la pesanteur. Quand on est amoureux, on est au plus bas.
Lui      – C’est lumineux !
Toi      – Bon, eh bien, merci, docteur, vous m’avez remonté le moral…
Lui      – Je suis là pour ça…
Toi      – A présent je vois les choses clairement !
Lui      – Tant mieux, tant mieux…
Toi      – Franchement, docteur… vous êtes un bon docteur!
Lui      – Vous-même, vous avez été un excellent patient…
Toi      – Vous me flattez…
Lui      – Vous m’avez dit des vérités !
Toi      – J’essaie d’y voir clair, c’est tout…
Lui      – Votre analyse de l’amour comme un trouble, c’était très intéressant…
Toi      – Ce sont des évidences…
Lui      – Et l’amour toujours associé au malheur et non au bonheur, ça vraiment, c’était très bien vu !
Toi      – N’exagérons rien !
Lui      – D’ailleurs, si j’osais, je vous demanderais de continuer cette conversation…
Toi      – Mais bien sûr. Nous pouvons nous revoir.
Lui      – Ça me ferait tellement plaisir
Toi      – Dans ce cas…
Lui      – Je dirais même que ça me ferait du bien.
Toi      – Alors, il ne faut pas hésiter.
Lui      – Ah merci, merci beaucoup…
Toi      – Qu’est-ce qui vous arrange ? Mardi prochain 16 h ?
Lui      – D’accord, d’accord, mardi 16 h… Bon, eh bien… Merci… Au revoir…
Toi      – Au revoir.
Lui      – A mardi.
Toi      – C’est ça, à mardi.
Lui      – Et combien je vous dois ?
Toi      – Ça fait 90 euros.

Franchement, c’est pas un bon docteur, ça ? Te voilà remonté à bloc ! Je te vois venir : tu voudrais retourner d’où tu viens pour te lancer dans les amours faciles. Mais peut-on revenir en arrière ? Tu comprends bien que du temps s’est écoulé pendant la consultation. Elle est loin la donzelle à présent. Allez, ce n’est que partie remise. Tu rentres chez toi, reprendre tes habitudes au chapitre 2. Ou alors, si tu préfères, il y a une soirée culturelle au chapitre 30.