30. Culture

Tu as de la chance : ce soir tu es invité à une performance. A la lecture du carton, tu ne sais pas une performance de quoi, mais une chose est sûre, on te convie à une manifestation résolument contemporaine.

Peut-être es-tu en train de te dire avec bon sens :

– Forcément, si ça a lieu aujourd’hui, c’est contemporain.

Eh bien, pas du tout, il existe aujourd’hui des artistes qui s’estiment plus contemporains que les autres, ils revendiquent le mot, leur art se veut synchronisé avec le moment ultime de l’avancée du temps. Le prospectus t’indique qu’il s’agit d’une recherche exploratoire transversale, qui s’inscrit dans une démarche favorable à l’émergence de pratiques créatrices nouvelles…

S’inscrire dans une démarche ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Et l’émergence ! Quel joli mot ! Tu imagines une surface liquide, un lac, une mare, une mer, aux profondeurs insondées, avec un truc qui, soudain, émerge. Bien sûr, on se demande : qui voit le truc émerger ? En d’autres termes : qui décide de ce qui émerge ? D’ailleurs, pourquoi ce qui émerge serait-il plus réussi que ce qui reste sous la surface ? Peut-être toi-même considères-tu la recherche de la modernité comme un manque de personnalité ? Tu ne vois pas pourquoi l’artiste devrait absolument se sentir de son époque… Bon, tu n’es pas obligé de lire la suite du prospectus, tu sais bien qu’un exercice de verbigération absconse accompagne aujourd’hui toute marchandise culturelle, mais c’est gratuit, tu es invité, il y aura probablement un buffet… Et puis, tu ne peux pas savoir : ça t’est déjà arrivé d’adorer des trucs emballés dans un discours à gerber. C’est décidé : tu y vas.

Tu fais d’abord la queue pour retirer ton billet à un guichet extérieur et ensuite, vous attendez tous longuement à la porte, sous la pluie, il se trouve qu’aujourd’hui, il pleut, enfin ça s’ouvre et les spectateurs sont lâchés ou plutôt rangés dans une petite salle rectangulaire. Vous vous êtes tous assis et vous attendez les artistes annoncés, le groupe se nomme les dansoeurs. Sur la scène tu vois trois pupitres parallèles face au public, chacun est équipé d’un micro, oui, un micro, dans une petite salle où l’acoustique est certainement excellente… Mais ne cherche pas à comprendre, les voilà. Trois femmes, vêtues de façon strictement anodine. Elles prennent place sur la scène mal éclairée derrière les trois pupitres et elles commencent à proférer dans les micros de fortes paroles monocordes et sur-articulées…

C’est pour ça que le papier qu’on t’a donné à l’entrée évoque une danse parlée : au lieu de banalement danser avec leur corps, dans la lumière, ce qui est très surfait tu en conviendras, les dansoeurs vont parler leur danse, dans la pénombre. Probablement, la danse parlée est à la danse ce que le sport mental est au sport. Le sport mental, ce ne sont pas les jeux cérébraux comme échecs, bridge, crapette, non, ce sont des sports physiques comme vélo, course à pied, aviron, mais pratiqués mentalement, par exemple par un malade immobilisé qui fait vivre ses muscles, qui les active par la seule imagination. Et il est génial de savoir que ça peut réellement le soigner ! Eh bien, il est possible que cette danse parlée soit une thérapie pour celles qui s’y adonnent mais en aucun cas pour ceux qui les écoutent.

Au début tu tentes, toi aussi, d’entendre ce qui est dit. Ça ne parle pas spécialement du corps comme tu t’y attendais, non c’est plutôt une sorte de patchwork des avanies du vingtième siècle. Des allusions sont faites à des enfermements, des proliférations, des tortures, il y a de la mort et du sexe aussi. Mais la façon de proférer est à tel point volontairement dérangeante qu’au bout d’un moment tu perds pied et tu oublies ces voix, laissant aller ta rêverie…

Tu n’es pas mal assis, l’ambiance sonore ne te berce pas désagréablement, les fortes paroles font fugitivement surgir des images et des souvenirs, et c’est probablement une allusion aux boats people qui t’a entraîné sur la mer, tu navigues à présent sur un océan houleux, des flux et des reflux te prennent, t’emportent et bientôt te déposent sur la grève de ton ennui.

Tu observes tes congénères spectateurs, fourvoyés ici comme toi. Tous s’emmerdent. Certains luttent contre le sommeil, leurs paupières se ferment, leurs têtes tombent mais ils se redressent, ils font des efforts, ils tiennent bon, d’autres regardent au plafond, ou alors, leurs visages expriment la béatitude de leur rêve intérieur, mais les plus forts sont ceux qui, comme dans la chanson de Brassens, s’emmerdent sans s’en apercevoir ! Ceux-là adoptent la méthode Coué et se répètent c’est bien, c’est bien, c’est sûrement bien.

Toi-même, un doute te saisit : la performance n’est pas d’un ridicule à s’esclaffer, les trois filles ne sont pas antipathiques, leur travail n’est pas sans précision, elles ne s’y lancent pas sans énergie… Tu en viens même à de te demander si ça ne serait pas toi qui ne saurais pas lire ce genre de spectacle ? L’idée t’a été souvent suggérée par des conversations, des articles. Alors là, je dis non ! Ne te sens pas coupable de ton ennui. C’est au spectacle de te donner ses codes, ce sont les acteurs qui doivent travailler à établir le pont avec le spectateur quel qu’il soit. Et aujourd’hui, toi, tu t’emmerdes, tu t’emmerdes, il n’y a aucun doute. Avec toi, le pont n’est pas établi. C’est difficile à supporter, parce que les actrices sont là, vivantes, sympas même, devant toi. Un film, tu le laisserais filer, mais ces vraies êtres humaines, là, tu es gêné de ne pas arriver à recevoir ce qu’elles te donnent. Eh oui, c’est terrible, le théâtre ou la danse, quand on n’arrive pas à y entrer ! (Mais quand on y entre, quel pied !) Le seul conseil que je peux te donner c’est de sortir le plus discrètement possible.

Heureusement, dans la rue, il ne pleut plus, une petite marche à pied te fera du bien…

Tu médites au rythme de ta promenade. Est-ce que tu n’en aurais pas un peu marre de la ville humide et des bagnoles et de tous ces gens sinistres qui circulent devant de grandes affiches aux énormes sourires ? Partout où tu regardes sont placardées des gueules béates, dont le bonheur ignoble nargue les passants tristes revenant du boulot. Quant aux noctambules qui sortent à la même heure pour aller s’amuser, vois comme ils sont habillés ! Déguisés, plutôt. Artificiel. Tout est artificiel. Que faire? Va t’interroger au chapitre 36.

Mais puisque, tout à l’heure, tu n’as pas été pleinement satisfait de ton expérience culturelle en tant que spectateur, peut-être désirerais-tu avoir une expérience en tant qu’acteur afin de mieux saisir les choses en quelque sorte de l’intérieur. Dans ce cas l’auteur te propose au chapitre 31 un stage de théâtre intitulé Masque.