31. Masque

Ton stage de théâtre se déroule dans une ancienne abbaye reconvertie en centre culturel. Dès votre arrivée on vous a fait entrer dans une grande salle voûtée, propre, moquette au sol. On vous a fait asseoir en cercle.

D’abord, chacun se présente, rien d’original, les séductions s’éveillent. Ou pas. Le metteur en scène est un enthousiaste. D’emblée, il vous prévient :

– Ce n’est pas un stage pour faire des petits exercices entre nous. C’est un stage de théâtre. Le théâtre est un langage, il s’adresse à des gens. C’est en parlant qu’on apprend à parler. Donc à la fin, dans un mois, vous allez jouer. Devant des gens. Et ce ne sera pas une présentation du travail (il dit ça en faisant la grimace) non, ce sera une représentation. Si nous avons le culot de faire venir ici des gens pour qu’ils nous regardent, c’est pas pour leur dire – Excusez-nous… on est des amateurs et gnagnagna… Non, amateurs ou pas, quand vous aller jouer, il faut que ça fonctionne, il faut que le miracle se produise et que les gens croient à votre histoire. Nous avons un mois pour y arriver. Jour et nuit.

Eh bien, le premier jour, Gérard (oui, il s’appelle Gérard, on ne choisit pas son prénom) Gérard donc, qui prétendait ne pas aimer les egzercices, a plutôt tendance à les accumuler. Échauffements complets, jeux dans l’espace, contact avec les autres, tripotages divers, crier, pleurer, ramper, se redresser, s’avachir, répondre, réagir, ne pas réagir, être au taquet, se laisser surprendre, tout y passe.

– Si c’est comme ça tous les jours, on va perdre des kilos, dit en riant Josiane qui transpire comme une fiévreuse.

Mais dès le deuxième jour, Gérard a une idée (Gérard a souvent une idée).

– Il y a une pièce qui est faite absolument pour votre groupe, c’est La noce chez les petits bourgeois de Bertolt Brecht.
– Je croyais qu’on allait écrire notre pièce à partir des impros.
– Moi aussi je croyais. Mais l’occasion est trop belle. Vous êtes neuf… Neuf, le chiffre. Et vous correspondez à peu près à la distribution. Vous verrez, c’est une pièce magnifique.

Et le jour même, il en fait des photocopies et vous la lisez. Et personne n’a l’air de le soupçonner d’avoir prévu son coup et de tout manipuler. Donc vous voilà tous en rond assis par terre à découvrir la pièce. Ça dure un temps infini. Après les derniers mots, Gérard laisse chacun méditer un moment et demande :

– Alors, de quoi ça parle ? En une phrase.
– C’est un mariage où tout se casse la gueule.
– Un mariage destroy.
– Les meubles se cassent.
– La mariée est enceinte.
– Tout le monde le sait mais quelqu’un le dit !
– Et c’est la cata parce qu’ils voulaient sauver les apparences.
– Chez ces gens-là, monsieur, dit Antoine, qui est un fanatique de Jacques Brel, on voudrait bien avoir l’air mais on n’a pas l’air du tout.
Eh bien, voilà nos deux clés. Un, ça se casse la gueule, donc c’est marrant, comique de la catastrophe. Deux, le conformisme est le moteur de la catastrophe. Les personnages sont tous conformistes et ridicules. Il n’y en a pas un pour racheter l’autre. Vous allez vous régaler.

Les stagiaires n’ont pas l’air d’avoir tous aimé la pièce, Josiane n’a rien compris, mais dès le lendemain, c’est décidé, cette pièce, vous allez la monter, vous êtes dans un tunnel, la sortie est là-bas, ce point lumineux que vous voyez, la représentation, vous l’atteindrez dans quatre semaines, moins deux jours, maintenant.

Votre groupe te semble composé de gens bizarres. Ou alors c’est le théâtre qui révèle leur étrangeté. Le travail est émaillé de leurs petites blagues (involontaires). Pierre, par exemple, a horreur de marcher pieds nus. Gérard a été très patient avec lui pour arriver à ce qu’il se déchausse sur scène mais dès que la répétition est finie il remet vite ses chaussures et tu crois lire dans le regard de Gérard qui l’observe, comme une lueur de désespoir. Autre exemple : Emilie qui prend très à cœur le rôle de la mère, a du mal avec les conventions du théâtre. Dans une scène où elle parle au fils en aparté, Gérard lui demande de parler plus fort et elle répond :

– Si je parle plus fort, tout le monde va m’entendre.

        – C’est bien le but, répond Gérard.

Sophie, elle, a très peur qu’on la touche et elle résiste résolument à toute consigne en ce sens. Géraldine a tendance à confondre les indications scéniques avec les répliques, on rigole. Antoine, lui, n’est jamais là quand il doit entrer en scène. Les paroles de Gérard aussi contribuent à générer une ambiance inhabituelle. Des formules du genre :

– Ne t’occupe pas de ta réplique, écoute celle de l’autre.
– Ton personnage tu ne dois pas l’aimer, tu dois te moquer de lui.
– Quand tu joues, arrête de faire du théâtre.

Ou encore, celle-ci qui a tendance à te décourager :

– Le comédien a deux cerveaux, un qui joue, un qui contrôle. L’idéal c’est d’arriver au lâcher prise contrôlé.

Au bout de la première semaine, tu es persuadé que vous n’y arriverez jamais. Mais vous continuez. Et Gérard vous regarde. C’est sa principale qualité : il est extrêmement attentif à chacun d’entre vous et c’est sans doute pour ça que vous l’aimez malgré sa tyrannie. Il vous le dit : sa matière première, c’est ce que chacun dégage quand il est sur scène.

Tout cela est très difficile à raconter… Disons que vous essayez, vous tentez des trucs, vous vous engagez, ça c’est sûr, vous vous interrogez sur le texte, sur la traduction, vous hésitez, recommencez, travaillez tard, mangez, buvez, dormez un peu, baisez peut-être mais pas sûr, vous riez beaucoup et il n’est pas impossible que certains pleurent. Un stage de théâtre, c’est comme un poème : ça a toujours kekchose d’extrême…

Et ça marche ! Tu ne sais pas comment Gérard s’y prend pour utiliser, pour récupérer tous les tics, toutes les faiblesses des participants, mais le fait est que les choses se précisent. Et quelques jours, quelques instants, quelques siècles plus tard, le stage parvient à son apothéose : la rencontre avec les spectateurs.

Tu es à ta place sur la scène, plus ou moins dans ton personnage, terrorisé comme la plupart, tu commences à faire ce qui a été maintes fois répété et à un moment donné, tu entends quelqu’un rire dans la salle. Alors, d’un seul coup tu comprends que ça marche, que cette histoire, à laquelle vous aviez beaucoup de mal à croire vous même, est en train d’exister dans l’esprit de ceux qui la regardent, qui l’acceptent et qui y croient sans doute plus que vous mêmes.

Le public goûte particulièrement la scène finale, lorsque les mariés jouent leur copulation vulgaire sur une montagne de débris alimentaires et mobiliers.

Vous avez joué et vous fêtez. La fête aussi, un grand moment, avec la relaxation, la tension qui tombe d’un seul coup, l’alcool, les embrassades, la joie de l’avoir fait, les rires surtout, les rires…

Mais le lendemain matin, il faut partir. Tout le monde s’embrasse encore. Personne ne veut s’en aller, il y a deux amoureux qui pleurent, eux ils savent pourquoi. Mais eux, peut-être qu’ils se reverront, tandis que les autres, ceux qui ont créé des liens moins forts, ceux qui n’ont pas voulu ou qui n’ont pas eu la chance d’y arriver, c’est probable qu’ils ne se reverront jamais. Et c’est plus triste pour eux, quoiqu’on dise. Et toi ? T’es-tu lié à quelqu’un ou à quelqu’une ? T’es-tu enflammé ou t’es-tu interrogé ? Bon, n’y pensons plus. C’est fini maintenant, il faut partir.

Les gens se congratulent longtemps sur le pas de la porte. Mais la raison, l’esprit de sérieux, l’habitude, l’emportent peu à peu et, un par un, les stagiaires s’en vont. Au bout d’un moment, tout le monde est parti sauf toi… T’es le dernier, tout seul devant l’A.B.I. du dizuitièm. Ils sont tous partis, tu n’as même pas pensé à trouver un transport. C’est pas grave, tu vas rentrer en stop.

L’auto-stop, c’est aussi l’inconnu, l’aventure, la rencontre. Peut-être vas-tu te lier d’amitié avec un milliardaire russe qui t’invitera dans sa datcha ? En tout cas c’est au chapitre 38 que ça se passe.

Non ? Tu as tendance à croire que si tu fais du stop, tu vas te faire agresser, violer, assassiner derrière un talus ? Ce sont aussi des aventures intéressantes mais si tu n’en veux pas, tu n’as qu’à tricher, rentrer chez toi je ne sais pas comment, par magie peut-être et retourner à la maison au chapitre 15.