38. Autostop

Et te voilà posté sur la route infernale, tendant désespéré ta branche horizontale, pauvre arbre sans racines asphyxié par les gaz d’échappement, tu braques un regard franc sur celui des conducteurs que tu devines derrière les masques des pare-brise, tu guettes leur clignotant, leur ralentissement, tu remarques la presqu’imperceptible hésitation signifiant que celui-ci a envisagé ne serait-ce qu’un instant de te prendre, mais non il a continué, l’insensible, le sans cœur, le salaud. Tu te redresses, il faut avoir l’air gagnant, t’imposer à eux, être sûr qu’il va s’arrêter, non pas celui-là, pas encore, mais le suivant, ou le suivant encore, tu pourrais en profiter pour méditer sur ce gaspillage insensé d’énergie qui défile devant toi, notre petite planète est une cage dans laquelle tournent, tournent sans cesse les fauves automobilisés, mais quelle libération peuvent-ils espérer ? Pensent-ils s’enfuir vers l’espace infini ? N’aura-t-on pas épuisé les stocks d’énergie fossile bien avant d’avoir su franchir les distances incroyables qui nous séparent d’autres espaces habitables ? Non, ne laisse pas s’envoler ta pensée vers la critique de tes congénères, concentre-toi sur ton travail d’autostoppeur, si tu ne captes pas le regard du conducteur, celui-ci ne va pas te voir, pas s’arrêter, d’ailleurs tu as beau les dénigrer ces milliers et ces milliers d’automobilistes énergivores et pollueurs, que fais-tu d’autre, toi, que de vouloir monter dans leur manège ? Bien sûr, tu peux te dire que tu n’ajoutes pas à leur pollution puisque tu les utilises, tu les parasites, mais tu sais bien que c’est faux, le ver a besoin du fruit, en voilà encore un qui a ralenti mais non, trop tard, tu n’as pas su l’intercepter, c’est une question de volonté, crois-moi, ta volonté contre la sienne, arrête-toi, je le veux, ça y est, clignotant, freinage, il passe à ta hauteur, il se gare plus loin, tu te précipites mais la portière s’ouvre côté chauffeur, un type sort, il te voit et sourit en s’éloignant à pied, il s’arrêtait là, il a compris ta méprise, il en rigole en plus, l’ignoble. Pendant ce temps celui qui devait te prendre est sûrement passé, celui qui se serait arrêté… Oui, l’autostop est un jeu de hasard passionnant mais il faut le pratiquer relaxé sinon l’aigreur et la misanthropie te guettent.

Quoi ? Que j’en vienne au fait ? Bon d’accord.

Une voiture s’arrête enfin. C’est un arrêt sexuel, je veux dire, dès que tu es monté, le type a une intention sexuelle qu’il te manifeste avec sa main. Non, pas un signe de la main, un acte, la main sur ta cuisse, c’est plus un acte qu’un signe. Où commence l’acte ? Où s’arrête le signe ? De toute façon le signe est obligatoirement un acte. Où en étais-je ? Ah oui ! Tu envoies toi aussi un signe clair de refus en retirant le genou, en te blottissant vers la porte, on voit bien que le signe est un acte.

Oui, oui, je résume : lui c’est un homme et toi, que tu sois homme ou femme, lectrice lecteur, pour toi, c’est exactement la même chose, tu es devenu en un instant un objet, objet sexuel certes, mais objet quand même. Et peut-être que cette main chaude sur ta cuisse tu l’as souhaitée depuis longtemps, et peut-être même que ça te fait un certain effet, en tout cas ça te cause un trouble qui n’est pas loin d’être un désir et pourtant, immédiatement quelque chose s’est braqué en toi, immédiatement tu as retiré ta cuisse et repoussé sa main, sans même prendre le temps d’envisager la situation. C’est peut-être une question de choc entre deux volontés : celui qui s’imposait à toi, immédiatement tu lui as résisté. Est-ce qu’il ne vient pas de se passer en quelques secondes exactement la même chose que pour d’autres en quelques semaines ou quelques années ? Simple question…

Mais si, je résume. Le type a renoncé rapidement à ses projets de rapprochement et t’a déposé non moins rapidement au carrefour suivant où tu étais très mal placé et pourtant, tu t’es fait prendre aussitôt. Tu pourrais méditer sur la loi des séries qui, dans l’autostop comme au casino… D’accord, je résume… Ton chauffeur est un bavard, c’est pour ça qu’il t’a pris, pour que tu l’écoutes, et le voilà lancé dans le récit de sa double vie qui le partage entre sa légitime et l’autre, ce qui n’a rien d’original mais lui le vit comme…

Mais j’arrête pas de résumer ! Bon, je vais faire encore plus court : tu fais du stop sous la pluie, ça marche pas, point… Non, je n’avais pas dit qu’il pleuvait, parce que tout à l’heure il ne pleuvait pas beaucoup, mais maintenant, depuis que le bavard t’a déposé, quelle dégoulinade ! ça fait bien un quart d’heure que tu t’abrites sous un misérable bout de toit qui dépasse d’une façade, tu fais le signe mais on te voit mal, il faudrait t’avancer sous la pluie, tu es en train de tomber de Charybde en Silla, diable comment ça s’écrit ? Disons de mal en pis, mais c’est pas mieux, le pis fait vache, les conditions de ton voyage sont de plus en plus vaches, mais oui, l’auteur dit n’importe quoi, c’est pour occuper sa pensée, je veux dire ta pensée, l’autostop c’est comme ça, il faut savoir attendre et ensuite savoir écouter, si tu n’es pas content tu n’as qu’à aller prendre le train, dans cette ville où tu es bloqué il y a sûrement une gare. Bien sur, lectrice lecteur, qu’il y a une gare.

Lectrice, lecteur, si tu as horreur de t’enferrer dans l’erreur, si tu sais changer ton fusil d’épaule, alors, dès que tu comprends qu’il est possible de prendre le train, tu te précipites sous la pluie. Tout de même, je te préviens que d’ici la gare, tu vas te faire bien mouiller.

 

Mais peut-être que tu appartiens à la catégorie des obstinés ? Tu n’aimes pas faire marche arrière, c’est ça ? Tu aurais l’impression de te renier ? Tu as décidé de rentrer en stop, tu rentres en stop, point. Dans ce cas, reste là. Tu as peut-être raison. Quelqu’un s’arrêtera bien un jour. Je peux même te dire qu’après des heures et des heures de galère, un type très jovial va te prendre et te ramener presque chez toi. Mais voilà qu’il gare son véhicule devant un bar et t’invite à entrer boire une bière avec lui, une bière ou deux, précise-t-il, et tu sens que ce n’est qu’un début.