47. Métaphysique
Profitant d’un long week-end, des tas de copains s’entassent dans un grand chalet, au fin fond d’une forêt sombre. Tu as pu te glisser dans leur groupe et, après la ballade inévitable sous la pluie, inévitable elle aussi en cette saison, disent-ils, vous avez vite regagné l’abri du chalet.
Vous avez bien mangé. Vraiment ceux qui ont cuisiné ont bien fait les choses. Bizarrement, vous n’avez pas parlé de nourriture. Dans de nombreuses contrées, on consacre du temps et de l’énergie à la préparation des repas, mais dans ton pays, on consacre encore plus de temps au commentaire, oui, chez toi celui qui mange parle de bouffe, et pas forcément de celle qu’il a dans son assiette, non, ça ne le dérange pas de parler choucroute au dessert.
Eh bien, ce soir, aucune pesanteur, ni dans la cuisine, ni dans la conversation… A présent vous restez tous là dans la grande pièce, à profiter de la poésie rassurante du feu de bois. Est-ce l’effet d’un charme émanant des flammes à la vie éphémère et fascinante ? Ou le sortilège du silence autour de la maison protégeant votre amitié nouvelle ? Toujours est-il que peu à peu chacun se livre davantage. Mais la conversation ne se dirige pas vers la confidence, non, plutôt vers les convictions personnelles. Tu ne sais pas comment cela a commencé, peut-être lorsque quelqu’un a dit :
– L’amour attire l’amour, j’y vois la preuve de l’inexistence de Dieu… Oui, si Dieu existait, Don Juan n’aurait pas toujours tous les succès pour lui, il en laisserait pour les autres…
Simple boutade, mais un autre lui a répondu sérieusement :
– Pourquoi veux-tu que Dieu s’occupe de nous, pauvres microbes perdus parmi les galaxies…
Ainsi s’enclencha le grand débat sur le sens du monde. Le plus souvent les gens esquivent ce genre de discussion, non qu’ils ne possèdent pas de convictions, d’idées, de croyances, non, ils en ont, mais ils évitent de les confronter à celles des autres. Or, il suffit parfois d’une personne un peu moins pudique pour lancer le sujet et l’on s’aperçoit que tout le monde se délecte à en parler. Bien sûr tout a été dit et redit cent fois sur les questions métaphysiques, mais on ne s’en lasse pas. En vérité je vous le dis, le soir, au coin du feu, entre amis, rien ne vaut un bon débat sur l’existence de Dieu. Mais il ne faut pas en abuser, le moment doit demeurer exceptionnel pour qu’on ait l’impression de prononcer des paroles importantes, qui touchent au sacré.
Ce soir, tu as de la chance, car tu as devant toi un bel échantillonnage de positions, de postures à propos de Dieu. Par exemple, la brune aux grands yeux noirs qui affirme tout en croquant du chocolat que sans Dieu, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Et toi, qui lui réponds du tac au tac :
– Sans Dieu, passe encore, mais sans chocolat…
Et la belle a souri.
L’une annonce qu’elle ne croit que ce qu’elle voit. Un autre au contraire sait que la Vérité se trouve dans un livre et justement, ô chance ! ce Livre, il le connaît. Un agnostique dit qu’il ne sait pas, et ça, il le sait bien. Une mystique vous parle de son contact personnel avec Dieu, expérience hélas incommunicable. Un autre enfin estime que simplement poser la question Dieu existe-t-il ? prouve qu’on n’y croit déjà plus.
Et toi, peu à peu, tu te lances dans la discussion. D’abord juste un mot pour approuver ou refuser l’assertion de tel ou tel. Puis tu construis quelques phrases. Et, chose extraordinaire, aujourd’hui, tes paroles viennent avec aisance. Tu trouves exactement les mots les plus précis pour exprimer ta position particulièrement nuancée. Quand tu dis quelque chose, tu sens tous les regards converger vers toi, sympathiques et pour certains convaincus. D’où te vient cet aplomb soudain ? Et cette pensée si lumineuse? Aurais-tu consommé juste assez d’alcool pour te désinhiber et pas suffisamment pour te faire déconner ? Aurais-tu tiré machinalement sur le petit joint qui circulait tout à l’heure ? Dans ce cas tu tiens probablement des discours incohérents que tu ressens comme merveilleux. Mais non, tu ne le crois pas. Tu sens bien que tu possèdes aujourd’hui une sorte d’inspiration métaphysique qui touche au génie. Allez ! Vas-y ! Profite de ton aisance nouvelle pour te livrer totalement. D’autant plus que tu sens, fixés sur toi, deux grands yeux noirs qui t’intéressent.
A présent, dans l’âtre aux flammes évanouies, les braises rougeoient en irradiant leur chaleur. Quelqu’un s’affaire, remue un peu le foyer, souffle, rajoute du bois et les flammes mènent à nouveau leur ballet mystérieux. Vous ne bougez pas beaucoup, les uns dans leurs fauteuils, les autres étalés sur le tapis. Il arrive qu’une belle voix grave sorte de l’ombre, exprimant l’opinion du gars allongé sur le divan du fond. Parfois plus personne ne parle, on perçoit les craquements du feu, ses petits sifflements, chuintements. Et le vent dehors. De temps en temps quelqu’un picore un morceau de gâteau ou se sert un peu d’alcool. Je te conseille de goûter, toi aussi, cette eau de vie de poire dont il suffit d’ingurgiter une gorgée pour qu’aussitôt le parfum du fruit, son essence, sa vapeur se répande dans tout ton corps. Vous éprouvez tous le plus grand plaisir à être ensemble tard dans la nuit, à échanger des idées, des croyances, des certitudes ou des incertitudes. Tenter d’appréhender le monde, le réel, la création, vous plonge dans une intimité plus forte que la confidence. Du reste, s’y risquer prouve la confiance qu’on éprouve les uns dans les autres, comme si chacun abandonnait un reste d’Inquisition tapi au coin de son esprit.
Ce soir, miraculeusement, une grande tolérance règne. Lorsque l’un d’entre vous propose, puisqu’on ne peut pas nommer Dieu, de le désigner par le terme de l’Innommable, même les plus croyants sourient de la petite provocation. L’une lui répond que, pour sa part, elle ne se soucie nullement du créateur, mais elle adore la création.
– Face au cosmos, dit-elle, je me sens dans un état de contemplation telle, qu’alors oui, mon état d’âme s’apparente à la prière.
Tu constates que dans ce monde complètement prosaïque, peu de personnes osent s’affirmer totalement athées, beaucoup voient un peu de surnaturel dans la vie, dans la matière et dans l’esprit.
– Moi ça ne me dérange pas que les mystères restent des mystères, leur répond quelqu’un.
Et toi, tu continues à t’exprimer avec la même aisance. Les théories des uns et des autres, tu les renvoies dos à dos habilement, avec diplomatie même. Ta métaphysique simple désamorce les subtilités et concilie les intuitions profondes. Quelle soirée extraordinaire ! Et la belle aux grands yeux noirs qui sourit à tout ce que tu dis ! Tu vois que tu as bien fait de venir !
De temps en temps, l’un d’entre vous faiblit et pense aller dormir, mais chaque fois un autre remet une question sur le tapis : par exemple, celui qui avait lancé la conversation avec sa preuve de l’inexistence de Dieu développe son idée :
– Oui, dit-il, on a du mal à avaler l’échec. N’ayant pas séduit, on rumine et on séduit encore moins. Au contraire, si quelqu’un vous aime, les autres aussi vous aiment. Quelle profonde injustice ! La victoire appelle la victoire, l’argent appelle l’argent comme le cyclone appelle les masses d’air alentour… Amour, argent, amitié même, tout fait toujours boule de neige… Nulle providence ne règne sur ce monde. Tout obéit toujours à de stupides lois mécaniques d’agglomération : dépressions cycloniques, économiques, amoureuses, mentales, et, tournant en sens inverse : anticyclones, phases de croissance, siècles de Périclès et autres moments positifs. L’effet boule de neige, il faudra bien, un jour, trouver la formule de cette loi universelle.
Dans le silence qui suit ces fortes paroles, vous entendez quelqu’un ronfler et vous vous décidez enfin à aller vous coucher… Chacun part avec sa chacune. Tu remarques surtout la brune aux grands yeux noirs qui s’éloigne avec un conjoint. Ben oui. Désolé, cher lectrice lecteur, elle avait un conjoint. Un type absolument sans intérêt d’ailleurs, tu ne comprends pas comment elle… Bref, ce soir tu dormiras tout seul, toute seule. Tu auras tout le temps de méditer sur les injustices de l’amour.
Le lendemain, tu prendras ta bagnole et tu rentreras. A moins que tu n’aies pas fait le voyage avec ta propre bagnole et que tu préfères le stop ?
Un contributeur nous envoie ceci :
– Mais non ! Tu ne vas pas rentrer chez toi. Tu veux visiter le coin. Hier il pleuvait mais ce matin, c’est le grand beau limpide. Tu pars te promener dans la forêt voisine.