34. Automobile

Il y a des travaux sur l’autoroute B8, on circule sur une voie côté gauche, il pleut un peu, tu n’y vois rien, la nuit va bientôt tomber, soudain, un grand bruit, tous les feux rouges s’allument, tu freines pile, tout le monde freine pile, par chance tu ne glisses pas, tu ne dérapes pas, tu n’emboutis pas celui qui te précède… Enfin quand je dis tu je veux dire ta voiture, mais toi et ta voiture vous êtes un peu la même personne, non ? Pas tout à fait, parce que la voiture, tu peux quand même en sortir. Et c’est ce tu fais, par réflexe, immédiatement, sans réfléchir.

Quelques véhicules plus loin, un camion s’est couché sur la chaussée et il en sort un fleuve rouge qui se déverse entre les bagnoles, qui s’écoule lentement comme une boue, qui envahit tout, qui arrive jusqu’à tes pieds, non, ce n’est pas du sang, c’est des tomates, oui des tonnes de tomates dans lesquelles tu t’enfonces, tu patauges, tous les gens sortis des bagnoles pataugent dans cette nourriture perdue, répandue, sacrifiée. Il y a des pays où pareil accident serait une aubaine pour les gens du coin et les gamins seraient déjà en train de remplir à toute vitesse des récipients de fortune. Ici non, les gens qui roulaient sont tout surpris, déboussolés, d’avoir interrompu si brutalement leur course sans fin.

– Les chauffeurs n’ont rien, dit quelqu’un, ils sont sortis des camions… oui, il y a deux camions, l’autre est renversé derrière.
– Celui-ci transportait des tomates.
– L’autre aussi.
– Les deux camions transportaient des tomates ?
– On dirait bien.
– Ils se suivaient ?
– J’ai l’impression qu’ils allaient en sens inverse, c’est ça qu’est marrant…

Marrant ? Du coup tu regardes mieux celle qui a parlé : elle a le visage rose et les cheveux comme un hérisson. Une autre, sa copine sans doute, revient vers vous, elle a le crâne presque tondu, elle est allée aux infos :

– Oui, c’est ça, dit-elle, ils allaient en sens inverse !

Elles sont quatre filles voyageant ensemble dans le vieux combi qui a pilé juste devant toi. L’événement semble les passionner. Elles lui trouvent un sens.

– Ce sont exactement les mêmes tomates, ovales, bien rouges. Les unes ont été cultivées sous serre dans le nord, aux Bas-Pays, les autres ont été cultivées sous serre dans le sud en Spaigne ! Elles se rencontrent ici…

Et les quatre copines de rigoler.

– On vit une époque formidable !
– L’absurdité du système !
– Et ça ne choque personne !

Et toi tu regardes avec elles les milliers de tomates qui se mélangent sur la chaussée. Est-ce qu’elles se comprennent ? Les tomates spagnoles avec les zolandaises ? En tout cas elles se reconnaissent certainement, elles sont les mêmes… Mais pourquoi circulent-elles en sens inverse ?

– C’est à cause du pétrole, dit le petit hérisson, le pétrole permet de faire circuler les marchandises.
– Et plus ça circule plus ça fait de profit, dit crâne tondu.
– Et c’est comme ça partout dans le monde, dit la troisième aux cheveux à l’iroquoise. Des milliers de produits qui circulent … Qui tournent … Dans tous les sens, sur terre sur mer, du vin, des voitures, des machines, de la viande, des minerais, des jouets, qui vont et viennent, se croisent, se suivent, se dépassent… Et ça tourne, ça circule, ça transite, ça achète, ça vend, ça revend… Dans tous les sens. Des milliers de produits. Pour rien…
– Des milliers ? ou des milliards… enfin des chiffres tellement énormes qu’on les comprend plus…
– On comprend plus le monde parce qu’on comprend plus les chiffres.
– Et le profit aussi, c’est des chiffres tellement énormes qu’on les comprend plus. Si un homme gagne deux fois plus que vous, vous comprenez, vous voyez ce que ça représente, mais si un homme gagne chaque jour mille fois plus qu’un autre, et même dix mille fois, cent mille fois, quelle différence ?

Lecteur, lectrice, franchement, ce petit moment de philosophie en piétinant les tomates sous la pluie qui recommence n’est-il pas un vrai régal ? Comme si le temps s’était arrêté pour vous laisser réfléchir à l’événement.

Bon, il y a bien un type qui s’énerve, qui demande pourquoi ils n’amènent pas des grues pour dégager les camions. Il voudrait aussi une pelleteuse pour virer les tomates, il ne sait pas que ça se mange des tomates, pour lui, la route, c’est sacré, il faut dégager, dégager, il ne va pas tarder à dire que le gouvernement ne fait rien.

– Venez sous le parapluie, te dit celle qui n’avait pas encore parlé.

Elle a un grand parapluie, un grand coin de paradis, à cinq ça ferait quand même un peu juste, mais les autres ont des cirés, en fait il n’y avait que toi qui te faisais mouiller. Du coup, la conversation pourrait continuer, mais l’essentiel n’a-t-il pas été dit ?

Comme ça va durer un moment avec l’arrivée des secours, des flics, des gyrophares qui éclaboussent la nuit, des cris, des ordres, des contre-ordres, des manœuvres, tu auras le temps d’apprendre un peu qui sont ces quatre filles. Elles vivent dans un squat, elles reviennent d’une récupe, elles ont le combi plein de bouts de planches, elles sont joyeuses et solidaires, elles vivent, quoi. Plus tard vous repartirez, chacun dans son automobile. J’espère que tu te souviendras d’elles, de leur rayon de soleil sous la pluie, qui a éclairé la marée rouge.

Ton automobile te ramène chez toi. Mais peut-être que tu n’as plus aucune envie de rentrer ? Les quatre filles t’y ont fait penser : tu connais un endroit pas très loin d’ici, un lieu à l’écart, loin du bruit, où l’on tente d’échapper à ce qui fait notre aujourd’hui, tu pourrais aller y faire un tour, c’est au chapitre 40. Non ? Tu n’es pas du genre à changer d’avis comme ça à la dernière minute ? Là encore l’humanité se divise en deux groupes : les fluctuants et les obstinés. Toi, tu avais décidé de rentrer chez toi, tu rentres chez toi. D’accord, d’accord. C’est au chapitre 15.