19. Nature
Tu as téléphoné, réservé, préparé ton sac, consulté la carte, voyagé, marché, monté sur le sentier, et c’est ainsi que tu te retrouves dans un refuge en montagne. Ils sont tous là autour de la table commune : les retraités actifs, les touristes chamarrés, les performeurs haut niveau, le solitaire renfrogné, la jeune aquarelliste fantasque, l’homme au visage buriné, et toi là au milieu, tu as l’impression de faire tache, tu ne sais pas parler montagne, tu t’exprimes peu, tu écoutes. Et comme tous sont bavards, tu ne tardes pas à te faire des amis.
Bientôt, l’homme au visage buriné te propose de l’accompagner dans sa prochaine entreprise. Entreprise modeste selon lui, mais garantie merveilleuse. Il s’agit tout simplement de rallier pédestrement un des points les plus élevés visibles de la terrasse. C’est sans difficulté, à vache, précise ce fanatique de la déambulation par monts et par veaux. Tu t’en rendras compte plus tard, la qualification à vache, pour lui, ne comporte aucune indication de durée.
Après trop peu d’heures de sommeil, vous vous levez dans la nuit pour partir à votre boulot montagnard, votre devoir de vacances. Quand les premiers rayons effleurent enfin les plus hautes aiguilles, les plus forts mamelons, ça fait déjà longtemps que vous cavalez sur les gazons d’altitude où paissent les troupeaux. A présent, vous quittez la verdure et commencez à vous élever dans la minéralité. Tu sens bien tous tes muscles échauffés, la machinerie de tes poumons a eu le temps de trouver son rythme et de s’habituer à l’atmosphère raréfiée des hauteurs, tu perçois quelque part, comme en profondeur, une sorte de tambour, un gong régulier, évidemment c’est en toi-même, le muscle vital est au boulot, et peut-être que tout ce cinéma sportif et naturel n’a en réalité qu’une seule raison d’être, permettre à l’homme de percevoir ses battements internes afin de mieux jouir de la sensation de n’être pas encore mort.
L’objectif a été fixé avec précision : le point le plus haut, il n’y a pas à en démordre. Peut-être l’as-tu accepté un peu à la légère ? Mais tu ne peux pas décevoir celui qui t’a pris en charge avec tant de bienveillance. Devant toi, tu vois son sac à dos qui monte et qui descend au rythme de ses pas. Là, le bougre est à son affaire ! C’est un métronome, un diesel, un grand navire, il va sans forcer, sans se presser. Il n’est pas difficile à suivre, mais si tu reprends ton souffle ne serait-ce que quelques toutes petites unités de temps, c’est trop tard, lui, il a continué, il t’a lâché. Alors tu t’accroches, tu as ta fierté.
Et surtout, c’est beau. On dit que le sentiment de la beauté est étonnamment précoce chez le bébé humain, il s’émerveille spontanément, il n’a pas besoin qu’on le lui enseigne. Et la beauté parfois s’impose à nous. En ce siècle d’incertitude, la beauté de la montagne ensoleillée s’impose à nous avec une totale certitude. Ces deux petits lacs bleus dans les prairies, juste en dessous de vous (hé oui, vous avez déjà monté tout ça !) le petit, tout rond, qui reflète un nuage, l’autre avec son névé immaculé dans un coin, tout ça c’est comme un jardin céleste, c’est là pour toi, pour vous, pour nous, pour qu’on y respire, pour qu’on y transpire. Il ne s’arrêtera donc jamais, ton compagnon ? Tout de même, il exagère ! Tu commences à comprendre la tyrannie qu’il exerce sur toi sous prétexte de t’initier à une pratique dont il connaît les rites et les codes. Lui, il n’a aucun doute sur la nécessité, ô combien salutaire à ses yeux, de dépenser pédestrement une énergie régulière et maximale. Il combine l’obstination de la tortue et la dépense musculaire du lièvre. Un lièvre qui aurait oublié sa fantaisie, une tortue qui aurait oublié sa tranquillité. Comment t’en sortir ? Comment interrompre le supplice ? Tu guettes au ciel le moindre nimbus qui pourrait annoncer l’orage, mais rien, le bleu, le bleu partout, l’anticyclone est bien établi, avec sa grosse masse d’air stable à la con. Mais aussi, pourquoi ne t’es-tu pas lié à la jeune aquarelliste fantasque ? Elle avait le cheveu flamboyant et le regard d’aigue marine. Son vêtement chamarré était un patchwork joyeux, une mosaïque de motifs cousus, brodés, peints, ajourés. A l’heure qu’il est, tu serais tranquille en train de siester sur l’herbette pendant qu’à tes côtés, la charmante s’escrimerait à mouiller son pinceau pour mieux donner de la légèreté à sa touche. Pourquoi ne risquerais-tu pas un doigt sur son pied nu ? Peut-être qu’elle en rirait ? Et que tu en rirais aussi ? Et que sa lèvre serait douce ? Et qu’il ferait si bon sur le gazon de l’alpage que l’œuvre d’art prendrait un peu de retard ? Tu rêves, tu rêves, et ça y est, il t’a lâché ! ça n’a l’air de rien, mais les trente mètres qui te séparent de lui seront durs à reprendre. Tu désespères.
Tu stoppes. Tu lui cries :
– J’en peux plus, tant pis, continuez sans moi, je veux pas gâcher votre balade.
Il se sent responsable, il insiste :
– Il n’est que neuf heures, on va s’arrêter un peu et reprendre.
Comment ça, il n’est que neuf heures ? L’information te terrorise. Il te reste donc des heures et des heures à marcher, marcher, marcher encore.
– Non. Je vais redescendre tout seul, il fait beau, ne vous inquiétez pas, je suivrais bien le sentier.
Entre sa manie de l’effort physique et son penchant pour la prise en charge paternaliste, c’est le dilemme. Finalement il opte pour l’effort solitaire et te laisse redescendre avec moult recommandations. Tu le remercies chaleureusement. Il s’éloigne. Il s’élève.
Et te voilà reparti vers le bas. Tu t’arrêtes souvent, tu traînes, tu en profites. Machinalement tes yeux cherchent quelque chose dans les alpages aux lacs bleus. Ne serait-ce pas la tache colorée qui signalerait la jeune aquarelliste fantasque ? Parfois tu crois voir quelqu’un, là-bas, un petit point qui s’approche ou qui s’éloigne, tu as un moment d’espoir, mais finalement la silhouette ne correspond pas.
Beaucoup plus tard, tu atteins le refuge. Tu bois des litres à la fontaine qui coule au soleil. L’aquarelliste n’est plus là.
Bon, ben, c’est fini, il faut reconnaître que c’était beau. Retour au quotidien. Ne t’inquiète pas pour tes courbatures, demain ce sera pire mais après demain ça s’améliorera. Allez, retour à la maison.
Comment ? En bagnole bien sûr, l’inévitable automobile, chapitre 34. Non ? La bagnole te déplait ? Bon, on va dire que ces montagnes sont assez éloignées de chez toi et que ton retour s’effectue en avion, au chapitre 72. Tu vois bien que tu as le choix.