16. Rues

Tu marches sur le grand boulevard. Au début, tu ne vois rien. Il pourrait passer à côté de toi un homme au visage d’éléphant ou une mignonne aux yeux sanglants avec deux canines dépassant sous la lèvre, tu ne les verrais même pas. Tu es encore trop en toi-même. Il te faut marcher un moment, respirer, retrouver le rythme de ton corps, avant de t’ouvrir à la ville.

Peu à peu tu t’abandonnes à ta dérive, fétu fragile glissant dans le flot des gens. Les bâtiments au pied desquels tu passes te communiquent insensiblement leurs façons d’être… Certains sont autoritaires, devant eux, imperceptiblement, tu marches plus vite, plus droit, mais quand c’est une terrasse de café, tu te relâches, tu regardes les gens assis.

– Tiens, celui-ci en est au Pastis… ces deux là n’ont même pas bu leurs cafés, tellement ils ont de choses à se dire…

Tu suis des yeux les véhicules, machinalement, tu enregistres celui qui démarre en trombe au feu vert, celui qui hésite avec son clignotant au milieu du flot des hargneux qui l’engueulent. Les rues sont encombrées, ça ralentit. A présent, les autos ne sont plus mobiles, la circulation est entièrement bloquée, tu entends un grand charivari, tu remarques deux cars de flics dans une rue adjacente, tu te diriges vers l’autre avenue, parce que tu vois passer là-bas beaucoup de gens, le vacarme s’enfle quand tu t’approches et tu découvres une foule qui passe, des têtes, des têtes et au dessus, des écriteaux qui se balancent en l’air. Tu te dis : une manif, ce n’est rien qu’une manif et tu la regardes sans l’espoir d’une grande nouveauté.

Ils sont nombreux, nombreuses, qui avancent lentement en scandant des paroles que tu ne reconnais pas. Ils ont des centaines de pancartes. Chacun a dû préparer la sienne, chacun y est allé de son slogan. Tu t’approches, voyons voir, que dit celui-ci ?

Participes passés invariables !

Qu’est-ce c’est que ça ? Voyons celui-là :

Finissons-en avec les lettres grecques !

Etonnant, non ? Et ceux-ci, ceux-là :

Non aux redoublements de consonnes !

Viv la poézi !

Libéron l’ortograf !

Ils sont joyeux, hilares, ils déambulent tranquilles. On te donne un tract sur lequel tu peux lire ceci :

La sacrosinte ortograf française est une construcsion bancale qui n’a jamais su choisir entre la fonétique, la sémantique, l’étimologie et même la tradition stupide. Ce sistème absurde ne repose sur aucune nécessité informative, puisque ce paragraf, écri d’une façon plus ou moins fonétique est compréhensible. Rassurez-vous, chers cancres des dictées, elle arrive à grands pas, la nouvelle ortograf ! 

– Pendant qu’on leur fait faire des dictées impossibles, te dit un de ces gueulards qui défilent en rêvant, les enfants n’apprennent pas à construire des phrases. La forme, le ress-pet sacré de la forme, la soumission à des règles zobscures, bizantines, ézotériques, valorise l’élève docile qui accepte de se conformer à une loi hinumaine qu’il ne comprend pas et que personne n’est capable de justifier. Pendant qu’ils perdent leur temps à accorder des participes, les enfants ne s’expriment pas, ils ne jouent pas avec les mots. L’ortograf sacrée, reine du conformisme, mesure la soumission du futur citoyen : s’il rentre dans le moule, il suivra bien la foule !

Il t’a dit ça le volubile manifestant ! Eh oui ! Tu as devant toi, la grande manif contre l’orthographe.

– Ça fait chaud au cœur, n’est-ce pas ? dit une voix à côté de toi.

L’homme est âgé, le cheveu rare et blanc, habillé propre et cossu, il les regarde passer, il les applaudit, il se tient droit, il est aux anges. Il continue :

– Ces slogans ne sont-ils pas revigorants pour l’esprit ? Enfin une manifestation pour quelque chose d’important ! Pas pour avoir des sous mais pour libérer l’expression ! Quelle beauté ! Quelle générosité !

– Voyez-vous, jeune homme, te dit-il (et quand il te désigne ainsi, n’y vois ni moquerie, ni myopie, ni flatterie mais plutôt de la sympathie) moi ma langue, c’est la française et je l’aime, mais on a voulu la congeler, la gélifier, la paralyser depuis plus de trois siècles. Bien sûr, on n’est pas parvenu à juguler la parole, mais l’écrit, oui, l’écrit s’éloigne inexorablement de la parole, de la vie… Et l’une des causes en est l’orthographe.

En vérité, les humains francophones se divisent en deux groupes : ceux qui adorent l’orthographe et ceux qui la haïssent. Et toi, chère lectrice lecteur, je sais bien que tu appartiens à l’un ou l’autre des deux groupes, non, il n’y a pas de juste milieu, c’est bien plus fort que la gauche et la droite, le francophone, ou plutôt l’être humain ayant appris à écrire le français, se range spontanément dans l’un ou l’autre parti, avec une sincérité totale, une passion absolue. Bref, si tu es un fan des concours de dictées ésotériques, un zélateur du Bescherelle, un adorateur de la divinité orthographique, eh bien, tu rentres chez toi tout de suite. Tandis que si tu as de la sympathie pour ces manifestants peu ordinaires, rien ne t’empêche de faire un bout de chemin avec eux, voire même de crier quelques slogans, ça fait du bien, il y a de la joie à manifester, ne t’en prive pas.

Mais dans le fond, ça ne changera rien pour ton histoire, parce que, toi aussi, quand tu auras bien crié, bien rigolé, bien déambulé, il faudra bien finir la soirée et rentrer chez toi.

Mais chez toi, que faire ? Tu cherches un divertissement, n’est-ce pas ? Eh bien l’auteur te propose un choix classique : le corps ou l’esprit ?

Divertissement physique, effort corporel au contact de la nature ?
Passochapit’ 19.

Divertissement spirituel, je dirai même plus : culturel ?
Passe au chat pitre 30.