40. Loin du bruit

Admirable séjour! Le lieu n’a rien de riche mais rien de rude. On y vit loin du bruit, de nombreux amis vous l’ont dit.

Ah, oui, cher ami lisant ce livre, j’ai décidé aujourd’hui, de vous vouvoyer. En effet, loin du bruit, le tutoiement serait trop percutant.

Vos voyages, vos errances vous ont lessivé. Vous avez roulé sur la nationale en rouge, sur la secondaire en jaune, sur la blanche enfin… Vous voilà au bout du chemin. La bagnole, il faut la garer dans ce champ, elle n’a nul droit d’aller là-bas. Nous sommes au milieu d’une journée de juillet, la lumière, la chaleur, font vibrer l’horizon. Vous chargez vos besaces, vos filets, vos ballots et vous marchez sur le chemin d’herbe sèche à l’ombre des grands chênes verts. Vous suez un bon moment. Les cigales vous assourdissent. Les cigales, c’est le bruit du silence. Soudain vous voyez la grande maison sereine dominant la garrigue et vous l’aimez.

Les murs s’harmonisant aux nuances du sol, les différences de niveau, les renfoncements, la vigne ombrageant l’endroit où l’on devine des gens, vous aimez cela, sans effort, sans réfléchir, d’un amour immédiat. Vous le savez, vous serez bien ici, loin du bruit. Vous allez revenir en vous-même, doucement. Ah, vous allez en noircir des feuilles et des feuilles!

Nul fil n’amène ici son énergie. Nulle sonnerie, nulle information même ! L’ordi est banni, nulle onde n’est reçue, même les messageries individuelles doivent demeurer silencieuses. Ainsi les nouvelles du monde doivent suivre, elles aussi, le chemin. Jamais la voix de l’homme n’arrive ici avant l’homme.

Des marches vous mènent vers la varangue, je veux dire : vers le lieu ombragé sous la vigne. On vous regarde venir. On a des verres à la main ou non loin. Vous saluez, on vous salue :

– Viens boire un verre, il est frais, c’est mauvais d’arriver vers midi, le soleil, la chaleur sur le chemin, mais ici sous la vigne, on est bien, ça oui, on est bien…

Ils sont joviaux, lents, sereins, glandeurs, ils ne vous demandent ni nom, ni raison d’arriver… Les hommes sont mal rasés, les femmes habillées de lambes, je veux dire de voiles légers et chamarrés, il y a un bébé silencieux dans un berceau d’osier, bref l’endroit semble un havre baba, hors du monde, vous avez la sensation de revenir bien des années en arrière. Ou alors, en avant ? En avance ? Et si, en ce lieu, on vivait… à la façon de demain ?

Vous buvez, vous devisez un moment. Un séjour ici est faisable. On vous informe du modus vivendi, on vous donne un logement : un grenier bien aéré, vous jubilez ! Vous allez demeurer ici des jours et des jours à noircir maints feuillets…

Au dedans, la maison est sombre, immense, ancienne, fraîche. Dehors, il fait si chaud ! Heures jouissives au milieu d’une journée sans boulot. Les gens s’ensommeillent doucement, celui-ci sur une chaise longue, celle-là s’allonge sous le grand mûrier. Mais deux gamins s’amènent vers elle, suivis de deux filles, ils ont un grand livre, il faut leur lire un morceau. La femme avait envie de dormir mais elle leur cède de bonne grâce. Vous vous asseyez non loin. Sa voix vous arrive à l’oreille.

Il y a bien des années, un roi voulait marier son fils.

– Mon fils, il vous faut marier.
– Je veux bien, dit le fils, mais je refuse les vulgaires, les ignares, les gourdes, les grossières, les vilaines, les nulles… Je la veux raffinée, douce, sensuelle aussi, et fragile…
– Mon fils est difficile, songea le souverain.

Il chercha un moyen de lui donner la femme idéale, la nana haut de gamme, la seule au dessus du lot.

– Idée, dit le fils, on va vérifier si la fille est vraiment sensible. On va mesurer sa douceur en glissant une graine dans son lit. Choisissons un fruit dur, de faible dimension, olive, amande ou noix. Seule une fesse sensible saura déceler l’objet sous les six édredons de la chambre d’amis!

Le roi dit bravo et fit venir les filles de la noblesse des environs. Bon nombre de donzelles s’amenèrent, visant ce mignon riche mari. On les recevait, on les nourrissait, on les logeait. On leur disait:

– Vous dormirez fort bien, mademoiselle, sur ces six édredons de laine de brebis !

Et sur le lit moelleux, la fille s’allongeait et s’endormait dans un rêve charmant. Et la graine, le fruit dur, dissimulé dessous, jamais elle ne le devinait. Le lendemain on lui disait:

– Bye, bye! On vous enverra une missive…

Un jour évidemment, l’une d’elles subodora le manège. Elle examina la chambre avant de s’endormir, soulevant les six édredons de laine de brebis. Bizarre : il y avait là un gland sournoisement dissimulé. On voulait mesurer son raffinement !

Dès l’aube, elle sonna la bonne, affirmant n’avoir rien dormi de la nuit.

– Un objet dur, voyez-vous, m’a sauvagement blessé le derche…

Le roi fut ravi, ébahi, émerveillé. En voilà une, enfin, sensible du derrière ! Sur le champ, le fils allait la marier !

Ainsi fut fait.

Six mois se déroulent. Le roi va voir son fils.

– Salut, mon fils, alors, ça va, les amours?
– Ça ne va guère…
– Et la raison?
– Elle refuse…
– Elle refuse ?
– Elle refuse, hélas, elle a horreur du gland !

La femme a lu ces derniers mots mine de rien, sans les souligner vraiment. Les enfants demeurent bouche bée. Et vous, désarçonné, sans le vouloir, vous riez, vous riez d’un rire idiot, un vrai rire. La femme dirige son regard vers vous. Nullement gêné, le regard. Et guère ébahie de vous voir là, la femme. En somme, à vous aussi son récit s’adressait… Elle vous observe une seconde et elle rit. Alors seulement les enfants veulent bien rire aussi. Est-ce de vous voir rire ? Sont-ce d’innocents chérubins? Ou des marmots bien éveillés déjà légèrement obsédés eux aussi ? Une chose est sûre : rire, ici, à l’ombre, un beau jour de juillet, c’est le bonheur même !

Mais les enfants s’envolent…

Ils s’en vont et vous demeurez. Dialogue :

Elle – Ainsi la version vous amusa ?
Vous – Diable, oui ! Mais je cherche la morale…
Elle – La morale ?
Vous – L’enseignement du récit…
Elle – Le jeune idiot a voulu agir sournoisement, il échoue. C’est lumineux.
Vous – Il avait du mal à choisir, ceci est bien humain. Il a essayé, il a cherché une règle afin de mieux choisir, c’est louable…
Elle – C’est misérable! Chercher la solution rationnelle au lieu de laisser agir l’amour !
Vous – On baigne dans l’idéal, je vois…
Elle – On affiche une sagesse blasée, je vois…
Vous – Oh, non ! Nul blasement en moi ! L’idéal, moi aussi, me séduit… C’est ce récit, sur la façon de bien choisir… je me demande… je voudrais savoir…
Elle – Savoir ?
Vous – Choisir est difficile. Et vous ? Savez-vous ?

Oui, elle sait.

Elle vous regarde.

Doux, le regard.

Doux et égayé de mèches brunes.

Et sa bouche !

Vous n’aviez rien regardé d’elle !

Admirable séjour !

Y noircirez-vous maints feuillets selon l’idée initiale ? J’en doute. Mais cela ne me regarde pas.

Bon lecteur, tu as compris… Attention : tu n’es pas obligé de rester là toute ta vie, hein! Parce que, le bonheur, comme sujet d’histoire, c’est plutôt soporifique. Alors, quand tu en auras fini avec l’idylle que tu sens poindre, quand tu auras quitté le havre de paix, il n’y a aucune raison pour que tu veuilles rentrer chez toi et je te propose tout simplement de rejoindre la plage tropicale au chapitre 53. Comment ? Qu’est-ce que j’entends ? Tu as horreur de la chaleur et du farniente ? Il faut que je te propose quelque chose de plus humain, de plus imaginatif ? Mais la plage, ce n’est pas obligatoirement le soleil, ça peut être la nuit … tiens, je te propose une nuit entière à se raconter des histoires sur le sable noir de l’île tropicale.