82. Forêt
( Contribution de C. Milherbes)
Tu marches dans la haute futaie. Le soleil transperce la frondaison de mille rais de lumière. Tu marches longtemps, tu suis d’abord des chemins, puis de petits sentiers, bientôt de simples traces. Un oiseau chante quelque part. Il chante d’une façon étonnante, on dirait vraiment qu’il parle. Il articule plusieurs sons, il les combine. Il n’est pas loin … Tu voudrais bien le voir. On dirait qu’il est juste derrière ce gros feuillu … Non, il est plus loin… là-bas…
Poursuivant l’oiseau, tu avances, tu avances. Ta progression est lente et difficile mais tu ne songes pas à retourner en arrière. Les branches se mettent en travers de ton corps mais elles finissent toujours par révéler leur souplesse et te laisser t’immiscer entre leurs feuilles tendres. Puis, peu à peu, le passage devient plus aisé. Les murs pâles d’un château se révèlent à travers les arbres. Tu quitte la forêt. Tu avances sur une allée bordée de tilleuls centenaires. Tu te dis :
– Tous ces tilleuls, ça me rappelle ma grand-mère, elle voulait toujours me faire boire de la tisane de tilleul… ça fait dormir… ici il y a de quoi endormir un régiment ! Endormir ? Château ? C’est pas vrai ! Tu vas te retrouver dans une histoire de princesse endormie !
– Ça fait cent ans, te chuchote une voix, ça fait cent ans, dépêche-toi !
Tu réponds :
– Non je n’ai pas envie… Je connais l’histoire… Je vais arriver jusqu’à sa chambre, elle dormira, très belle, je vais l’embrasser et toc… me voilà casé, marié, et roi en plus ! … Non, non, non ! C’est bien simple, si je la trouve, je l’embrasse pas.
Cependant, tu avances toujours… tu arrives à la grande porte qui est ouverte… à droite se tient un type immobile, piégé dans cette histoire à dormir debout, il a une sale gueule… un rictus de tortionnaire… Dans l’entrée, pareil : une dizaine de gros bras patibulaires en train de s’emmerder depuis cent ans qu’ils sont figés. Tu n’as nulle envie de les réveiller. Tu leur crierais bien :
– Alors les gars, on commence à avoir des fourmis dans les jambes, hein ? Eh ben, comptez pas sur moi pour vous réveiller ! Je suis républicain, j’ai horreur des princesses!
Mais ils ont l’air tellement vivants et méchants que tu ne leur dis rien du tout. Peut-être que malgré leur immobilité, ils entendent ? Tu montes le grand escalier, tu cherches la chambre. Entre toutes ces portes très hautes laquelle choisir ? Il y a sûrement un signe, sinon le jeu de piste n’est pas bon. Justement une porte est entrouverte. Tu la pousses doucement et jette un œil. C’est bien une chambre avec un grand lit à baldaquin. Tu avances, écartes le rideau. La princesse est là, endormie. Elle est moche. Très blonde et très moche. Le nez gros, la bouche tordue, la lèvre pendante. Tout s’arrange pour toi, elle eût été canon, tu eusses manqué de fermeté dans tes résolutions antimonarchiques, mais là, pas de problème, on voit du premier coup d’œil que c’est une ignoble prétentieuse gonflée de pâtisseries, capricieuse… et fainéante, à n’en pas douter, elle a les traits mous, tout tombe chez elle … et ses bijoux sont d’un mauvais goût ! Rien que le pendentif qui se glisse entre ses gros tétons, c’est un truc ovale plein de diamants, y en a pour du pognon c’est sûr, tiens, tu pourrais le voler, tu serais pas venu pour rien… non ? tu veux pas le voler ? … juste le regarder…. d’accord … tu saisis le bijou, tu le soulèves à peine … mais la princesse dans son sommeil, fait un mouvement et sa main grassouillette s’agrippe à ton poignet qu’elle serre comme un étau.
– Embrasse-moi, qu’elle susurre !
A ce moment, une musique sirupeuse s’élève en arrière fond. Mille bruits se font entendre. Le château s’agite.
– Embrasse-moi !
Vas-y, embrasse-la, joue ton rôle jusqu’au bout, sinon les gros bras patibulaires vont te saisir et te jeter dans un cul de basse fosse !
Déjà, vos lèvres se sont jointes, le destin suit son cours…
Voilà comment tu prends tes fonctions de souverain du Grand Duché du Luxembourg… Non ? du Kronembourg ?… C’est un nom comme ça. Du Kalembourg peut-être ? Oui ça doit être ça. Le Grand Duché du Kalembourg où tu régneras pendant de dix sept ans sous le nom de Valère Premier. Evidemment sous ton règne le Grand Duché ne tarde pas à devenir un paradis, paradis fiscal bien entendu, parce que, pour les habitants, c’est comme ailleurs.
Pour le souverain non plus ça n’est pas la béatitude. Ceux qui tirent tes ficelles ne te laissent aucun repos. Tu dois être toujours en représentation, toujours à faire semblant de tout comprendre, de tout savoir et de tout diriger… Tu joues ton rôle de gouvernant mais tu sais bien que tu es gouverné.
Et puis, un jour de janvier… il fait grand froid, tu erres dans ta serre tropicale et il te prend l’envie de plonger dans ta piscine tiède qui fume légèrement entre les palmistes et les bananiers, on aperçoit derrière les baies vitrées un charmant parc enneigé, où brille un pâle soleil, tu plonges, mais une erreur, certains soupçonnent un acte terroriste, a déréglé le système de chauffage de l’eau. Pauvre Valère Premier ! En un instant tu es ébouillanté comme un homard, toi qui en avais tant consommé.
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A la fin on devrait logiquement envoyer notre héros le lecteur qui est mort au chapitre 56. Mais je crois plutôt qu’il va renaître. Il va reprendre (ou prendre) conscience au chapitre xxx Malheureusement ce chapitre n’est pas encore écrit. Mais je sens que les contributeurs s’y mettent déjà.