46. Joies simples
Vacances en Nardèche
Tu es accueilli dans une grande famille où chacun bricole au soleil ou sieste à l’ombre, ou le contraire.
Le Gé, ils l’appellent comme ça, ici tout le monde a un surnom, le Gé, mal rasé, les cheveux blanchissants, travaille à remonter un mur de pierres sèches. Il s’apprête cependant à préparer un peu de ciment qu’il compte utiliser de façon discrète.
– Discrète de coq, précise-t-il.
Tu comprends tout de suite que c’est un marrant.
Ici, pas de bétonnière, tout fonctionne à l’énergie musculaire. Mais en vérité l’humanité se divise en deux groupes : les contemplateurs et les bâtisseurs. En face d’un homme qui travaille dans une belle ruine ensoleillée, il y a celui qui prend la photo et celui qui prend la pelle.
Si tu prends la photo, ce chapitre n’est pas pour toi, dirige-toi tout de suite vers le chapitre 68
Sinon, tu prends la pelle. Le Gé te l’a tendue en disant :
– Tiens, c’est celle du 18 Juin…
Et vous voilà bientôt tous les deux occupés à compter les pelletées de sable, poser le sac dessus, le fendre du tranchant de la pelle, retourner deux fois le mélange sec, envoyer l’eau avec le tuyau et retourner deux fois le mélange humide.
– Là c’est du bon gnangnan, dit le Gé satisfait, du béton à l’huile.
Le Gé, quand il travaille, il parle et quand il parle, il fait des jeux de mots. Même pas des jeux, des associations. Il ne s’attend pas à te faire rire, non, il te dit :
– Passe moi le marteau, pinambour… Demande à ta copine, de cheval… Il est moins cinq, Docteur Schweitzer…
C’est comme une source infinie qui s’écoule par sa bouche, machinalement, sempiternellement, sans réfléchir, sans presque y prêter attention. Et quand la blague est nouvelle, il la commente en disant :
– Elle est bien bonne de terre à l’huile.
Et comme le jeu de mots a besoin d’émulation, tu surenchéris :
– Je dirai même plus : elle est trop bonne à coulisse…
Et l’amitié grandit entre vous deux.
Les jeux de mots… d’où vient qu’on les adore ? Les gens aiment rire, c’est sûr, mais pour le jeu de mots, le moteur principal n’est pas le rire, c’est la fascination du double sens : je dis une chose et j’en dis une autre en même temps. Je te donne un sens, un autre sens est caché dedans. Souvent même, le jeu de mots est un message secret, comprend qui peut, comprend qui sait. Si on l’explique, c’est nul. En sorte que le jeu de mots partage l’humanité en deux groupes: ceux qui l’ont compris, ceux qui ne l’ont pas compris.
Bien sûr, pour le Gé, nulle intention secrète, simplement, ce qu’il dit n’est jamais uniquement informatif, chaque fois, une petite blague automatique l’accompagne et enrichit la connivence entre vous. A la limite entre la poésie et le sport cérébral, le jeu de mots est, comme l’une et l’autre, sans aucune utilité productive, c’est ce qui fait son charme, il fait partie des comportements qui échappent encore à la dictature de l’efficacité.
Bref, de jeux de mots en contrepèteries, de calambours en paronomases, d’à-peu-près en petites blagues, votre mur monte tranquillement. Vous buvez quelques canons d’un vin léger. Le son monastique d’une cloche vous appelle pour le repas. Vous lavez vos truelles et vos mains et rejoignez la grande table installée dans un coin de cour ombragé. D’autres se rapprochent aussi. Sans doute que vous n’êtes pas au complet car quelqu’un fait sonner à nouveau la cloche, qui se révèle être une pièce métallique suspendue à une poutre.
Bizarrement, le Gé sort beaucoup moins de jeux de mots à table, il parle presque normalement.
– C’est bon, ce truc ! dit un gamin.
– Ce truc est un ragoût, lui est-il répondu.
– Ça s’appelle ragoût ? dit un autre, le ragoût a le goût de rat …
– Ah non ! Vous n’allez pas tous vous y mettre avec les jeux de mots débiles, dit une adulte. Et quelqu’un propose :
– On pourrait pas faire une journée sans jeux de mots ?
Et toi, tu t’interroges : Serait-il possible qu’il existe tout de même quelques personnes qui n’aiment pas les jeux de mots ? Mais la discussion prend un tour plus sérieux parce qu’un enfant a, semble-il, réclamé de l’argent à sa mère qui estime qu’ici, il n’y en a pas besoin.
– Tu penseras à l’argent après les vacances dit-elle. Profite du fait que la famille est un monde sans argent. On est comme dans une fourmilière, dans une ruche, les individus travaillent et mangent, mais sans argent, les richesses sont distribuées. Tandis que partout ailleurs, c’est à dire, dès que tu sors de la maison, les richesses sont échangées. Quand un homme crève de faim à côté d’un riche qui se goinfre, si l’humanité était une famille, ça serait très simple, on prendrait au riche pour donner au pauvre et tout le monde trouverait ça normal, humain, quoi. Tandis que dans le monde d’aujourd’hui, le pauvre peut crever : l’argent est mieux protégé que sa vie.
Tu as, j’espère, envie d’applaudir à la haute teneur éducative de pareil discours. Mais l’attention des convives est en train d’être détournée par un bébé qui fait ses premiers pas dans la cour. Il en est ainsi depuis des millénaires, depuis que ce drôle de singe s’est redressé, chaque fois qu’un petit d’homme marche debout, c’est un grand pas pour l’humanité.
Tous les regards quittent la table pour se tourner vers lui. En premier lieu, évidemment, le regard de ses parents qui ont l’air très jeunes. Lui, on l’appelle La Grenouille, peut-être parce qu’il a un long nez, non, les grenouilles n’ont pas un long nez, c’est une référence au Parfum. Ah ! le regard de la Grenouille et de sa rondelette compagne dirigé vers leur tout petit qui fait ses premiers pas ! Pourtant si leur enfant marche, ils n’y sont pour rien, on voit très peu d’enfants qui n’arrivent pas à marcher, mais quelle fierté dans le regard des parents ! L’enfant cahote, mais suit son cap. Victoire sur la pesanteur ! Et il le sait ! Il rigole. Jouissif. Fier, il est. Pourquoi ses parents ne le seraient-ils pas ? L’enfant qui marche debout ressemble à un ivrogne. Le poids bascule à droite, ça tremble un peu, la jambe tient, le poids sur la gauche, ça vacille encore, ça tient. Il y a un dieu pour les bébés, comme pour les ivrognes… sinon, ils tomberaient. C’est peut-être parce que le bébé qui marche est content qu’il a l’air soûl ? Pour l’ivrogne c’est le contraire : c’est parce qu’il est soûl qu’il a l’air content.
Bref, la vie coule très cool ici. Rien ne t’interdit de prolonger un peu ton séjour. Mais un jour il faudra rentrer. Tu le feras en stop au chapitre 38.