68. Prendre la photo

Donc tu prends des photos. La lumière est limpide. Tu mitrailles tant et plus. Un vrai carnage. Pas un recoin qui n’ait été ta cible. Tu travailles à isoler les détails. Tu extrais les trésors du monde et tu t’en empares : une chenille verte qui se contorsionne sur un fond gris, une bogue dorée, entrouverte, laissant voir sa châtaigne… Tu t’éloignes, tu montes entre les arbres. Il y a des coins où l’herbe est d’un vert si vif que tu te crois dans l’Éden, les bruyères sont tellement roses et le bleu si céleste ! Vus d’en haut, les toits de tuiles rondes du hameau, sont les écailles d’animaux légendaires qui attendent, immobiles au soleil. Une buse plane, une abeille bourdonne, les cigales font leur tintamarre, c’est l’Éden. Et toi tu as tout pris, tout volé, tout emporté dans ton appareil !

Quand tu redescends, ils sont déjà à table. On te demande :

– Tu n’as pas entendu la cloche ?

Non, tu n’as pas entendu.

Le repas est excellent, ponctué par les sempiternels jeux de mots. Tu mitrailles aussi les humains, les sourires, les regards, l’enfant qui fait ses premiers pas mais les jeux de mots ne seront pas sur tes photos… Ni les pleurs d’un bébé.

Plus tard, après le repas, il y a un vieux rigolo qu’ils appellent Tonton No. Il est rondouillard et dégarni, il a beaucoup de succès auprès des enfants. Les enfants, il y en a tout un tas, on ne sait pas trop qui est à qui, car la famille est compliquée, plusieurs arbres généalogiques enchevêtrent leurs branches (ou leurs racines).

– Non, non, non, leur dit Tonton No, je ne vais pas vous raconter une histoire maintenant, à l’heure de la sieste, d’abord, j’en connais pas…
– Le petit chaperon rouge ? Connais pas !…
– Non, non, et d’abord qu’est-ce que ça veut dire le petit chaperon rouge, hein? Moi je préfère les grands caleçons verts ! … Quoi ? … Que je raconte les grands caleçons verts ? Pas question… L’histoire n’existe pas, j’ai dit ça comme ça … Bon d’accord, les grands caleçons verts, je vais essayer. Voilà.

Il était une fois cinq vieillards méchants et moches échappés de l’hospice…
-L’hospice ? C’est comme un hôpital où on met les vieux…
-Non, moi je n’y suis pas…
-Je suis vieux mais pas assez. Je continue. Les cinq vieillards étaient vêtus de grands caleçons verts qui ne leur allaient pas du tout…
-Non, ils ne traversent pas la forêt, ni la ville, ni même la rue…
-Ils vont voir leurs huit petits-neveux qui habitent sur le même trottoir…
-Ils veulent leur demander de la galette… du blé, du fric quoi…
-Non, en chemin ils ne rencontrent absolument personne…
-C’est vrai, c’est pas marrant. D’ailleurs ils n’arrivent jamais à l’orphelinat, où sont placés leurs huit petits-neveux…
-Ils sont à l’orphelinat parce qu’ils n’ont pas de papa, pas de maman, rien… Alors ? Alors les grands caleçons verts ont disparu entre l’hospice et l’orphelinat…
-Ils ont disparu. On a perdu leur trace. Personne ne se souvient d’eux. C’est comme s’ils n’avaient jamais existé. C’est fini…

Non, il n’y a pas d’histoire… C’est fini, je vous dis…

Si ! Je sais pourquoi les grands caleçons verts disparaissent… Parce qu’ils sont entrés dans un bistrot… un bar, un café, un bouiboui, un troquet, pour picoler… Oui, c’est des alcolos. Et dans le bar, ils disent :

– Salut Mimile !

Mimile, c’est le patron du bar. Il leur répond avec une drôle de voix:

– Salut les papis ! Et pour vous, qu’est-ce que ce sera ?
– Cinq mominettes.
– Je sers la mominette et la chenillette viendra ! dit Mimile, avec un sourire énighmathique…
– Holà! Mimile, disent les Grands Caleçons Verts, comme ton sourire est énighmathique !
– C’est pour mieux vous énighmather, les papis ! Pourriez-vous me démontrer, par exemple, que tout nombre pair supérieur à quatre est la somme de deux nombres premiers?
– Heu… Là, nous sommes dubitatifs.
– Oui, franchement, nous dubitons…
– Bon, allez! La même chose Mimile !
– On sert plus, dit Mimile, l’air impénétrable.
– Holà ! Mimile ! Comme tu as l’air impénétrable !
– Soyez raisonnables, les papis, susurre Mimile, vous vous êtes bien amusés, maintenant il faut rentrer.
– Rentrer !

Alors, l’un des méchants papis tend sa main par dessus le comptoir en direction de Mimile et d’un geste brusque, il lui arrache son masque ! Et l’on découvre que ce n’est pas Mimile, c’est le Docteur Li, le directeur de l’hospice, déguisé en Mimile !

– Horreur ! Le docteur Li ! Nous sommes faits !
– La chenillette vous attend devant la porte pour vous ramener à l’hospice, dit le docteur Li avec son bon sourire, n’oubliez pas qu’elle part toujours à l’heure… Vous allez être très raisonnables, vous allez monter tranquillement dans la chenillette et on ne vous tiendra pas rigueur de votre escapade…

Mais les cinq méchants caleçons verts ne veulent pas être raisonnables, ils ont horreur de ça ! Et les voilà qui bondissent par-dessus le comptoir! En un clin d’œil, le docteur Li est assommé, ligoté et fourré dans un coin. Les grands caleçons verts se précipitent dehors pour saboter la chenillette, ils reviennent dans le bar et se ruent sur les bouteilles. Les bouchons fusent, les gosiers se lèvent, les verres sautent, les coudes s’entrechoquent, les rires se délient, les yeux ingurgitent, les ventres avalent, les langues s’allument…

Là, Tonton No s’arrête. Son histoire finit comme ça. Selon lui, elle prouve que, quand on est vieux, méchant et moche, on n’est pas forcément triste. Les enfants ont du mal à abandonner. Ils en veulent une autre, une vraie, mais Tonton No se lève et s’éloigne en bougonnant.

Quant à toi, l’après-midi, tu repars à la chasse aux images, tout seul évidemment, ce qui fait dire à tes proches : Toi et tes photos !

Tu restes quelques jours avec tes amis, prenant mille clichés.

Quand le moment est venu de rentrer chez toi, on te demande de ramener quelqu’un vers la ville, un copain de copains. C’est un rasta avec des draides, un gars très cool qui habite une cabane en banlieue. Il est ravi de monter dans ta bagnole.

Le voyage se passe tranquille et au moment de le déposer vers chez lui, il te dit :

– Viens chez moi… On commencera par se faire un bon pétard… J’ai de l’herbe, c’est moi qui la cultive, y a pas plus naturel !

Alors, lectrice lecteur, acceptes-tu la proposition ? C’est chapitre 44.

Non ? Tu sens venir le mauvais train, le coup fourré ? Ton instinct t’incite à la prudence ? C’est chapitre 26.