44. Joint

Il règne une ambiance paisible chez ton nouvel ami, avec ses enfants calmes, sa compagne paisible, son jardinet confus et quasi luxuriant, sa maison rafistolée, dissimulée dans une banlieue lointaine entre un hangar désaffecté et quelques pavillons hétéroclites. Table de bois, vaste, encombrée de légumes, beaucoup d’objets partout, mais rien de sale, non, vraiment le logis de ton pote est accueillant. Cueillant quelques fleurs dans le jardin, sa compagne semble un personnage de BD, un personnage heureux, insouciant. Sciant un morceau de bois pour je ne sais quel bricolage, rangeant des outils, te servant un verre d’eau, ton pote est plus actif qu’il ne veut bien le dire. Direction le fond du jardinet, maintenant pour choisir l’herbe naturelle. Elle est très haute, elle est bien mûre, il cueille les bourgeons, tout en haut, il est à son affaire. Oh, non, ils n’ont pas l’air d’ennemis de la société, simplement, ils n’en adoptent pas tous les codes : ils travaillent peu, consomment le moins possible, se déplacent lentement, mangent des légumes.

Mais l’herbe qu’ils cultivent est vraiment trop forte pour toi. Lui, il tire tranquillement sur le joint qu’il fait tourner, sa compagne idem, et ça a l’air de ne leur faire aucun effet, ils tiennent la conversation, alors que toi, dès la première bouffée tu as senti comme une secousse dans ton corps mais tu ne voulais pas avoir l’air timoré, tu as aspiré une deuxième bouffée et sans doute bien d’autres, tu ne sais plus ce que tu dis depuis longtemps, tu perds les pédales sans vouloir le reconnaitre et tout cela te semble parfaitement normal… Béatitude, hélas, difficile à raconter pour la bonne raison que, plus tard, tu n’en garderas qu’un souvenir confus.

Tu sais quand même qu’un de leurs copains t’a proposé de te ramener en ville… Et il a dû le faire car, dans un état d’esprit paisible et flou, tu te retrouves assis sur un petit mur en train de considérer la vie urbaine.

Te voilà au cœur de la cité et tu te sens au milieu de désert. La ville ne manque pas d’animation, non, mais les gens que tu vois passer n’ont pas l’air présents. Certes, tu as affaire à des humains comme toi, des habitants de la même planète, mais des humains en train de se déplacer, ils ne passent ici que pour aller ailleurs. Beaucoup marchent en jetant des coups d’œil sur des écrans ou en parlant tout seuls dans des appareils, leur vie se déroule ailleurs. Tu as l’impression qu’il n’y a qu’un seul habitant de la terre réellement présent dans cette rue : toi-même assis sur ton mur. Le seul à être ici. Les autres ? Des fantômes qui traversent cet espace. Aucun n’y demeure. Tous circulent. Ils ont la manie, la folie, la frénésie de la circulation. Au premier plan, les plus visibles vont à pied, mais il y a les autres, dans la toile de fond des véhicules, ceux là, tu as à peine le temps de les percevoir. A pied, en voiture, en deux roues, tous, absolument tous, donnent l’impression d’aller quelque part, et malgré l’extrême confusion de leurs trajectoires, tous paraissent particulièrement pressés d’atteindre leur but. Mais tu sais bien, toi, qu’ils veulent donner le change, tu sais bien que chacun veut faire croire qu’il sait où il va, que sa trajectoire a un sens, que sa vie a un sens, alors qu’en réalité, il suffirait de gratter un peu, de simplement lui poser une question : Possèdes-tu la certitude de vouloir retourner encore une fois à ton travail aujourd’hui ? Ou bien celle-ci : Crois-tu vraiment à la nécessité de l’achat que tu vas faire, ou que tu viens de faire ? – As-tu réellement envie de rentrer retrouver ton conjoint ? – Ou ta solitude ? Et tout de suite une grande anxiété se révélerait. Eh oui, derrière la course de tous ces gens pressés se cache le plus souvent l’incertitude. Vie, métier, amour, famille, sexe, politique, religion, morale, amitié même, plus personne n’a de certitude… En ce début du XXIème siècle, un philosophe pourrait même voir dans l’incertitude l’état d’âme le mieux partagé. Plus les connaissances globales progressent, plus les certitudes individuelles s’estompent. Y a-t-il une vie après la mort ? Croyez-vous en Dieu ? Avez-vous l’assurance de votre bonne santé ? Avez-vous la certitude d’aimer? Croyez-vous exercer le métier pour lequel vous étiez fait ? Vous sentez-vous de droite, de gauche ? Cette distinction a-t-elle un sens pour vous ? Votre sexualité, ou votre homosexualité, l’estimez-vous définitive ? Pensez-vous vous connaître ? Où avez-vous encore mis votre trousseau de clé ? N’avez-vous rien oublié ? Votre visage sur la photo, le reconnaissez-vous ? Comment transformer le monde ? Nourrir les humains ? Supprimer les guerres ? Comment dire qu’on aime ? Comment aimer ? Comment haïr vraiment ? Prier ? Ne pas prier ? Comment s’habiller ? Que manger ? Que lire ? Nous errons dans le labyrinthe des possibles sans fil d’Ariane, sans repère, déboussolés.

Cette idée mériterait un développement. Toi qui as toujours eu envie d’écrire, tu pourrais la bichonner un peu, l’esthétiser et, pourquoi pas, la publier, devenir célèbre ? On passe à la télé pour moins que ça. Non. Aujourd’hui tu ressens surtout le côté négatif de cette vision du monde. Ta pensée revient sans cesse sur elle-même comme un recoin d’eau sale au fond d’un port. Un agglomérat de débris flottants et dégueulasses montent et descendent sans cesse mais ils se maintiennent toujours au même endroit et l’agitation du liquide ne parvient pas à les déloger. Tu n’as plus goût à rien. Mais as-tu déjà eu du goût pour quelque chose?

Allons, allons, il ne va pas nous faire une déprime quand même ! Il faut qu’il s’arrache à sa méditation, à son ressassement plutôt. Sinon, à force de se sentir comme un débris flottant dans l’eau putride, il pourrait le devenir. Non, il va se lever, il va circuler, lui aussi. Mais va-t-il fuir la foule ou s’y abandonner ?

Ton instinct te porte à échapper à la meute ? Dans ce cas, tes pas t’éloignent des rues fréquentées et tu dérives vers la solitude du chapitre 14.

Ou bien tu te laisses emporter par les gens ? Tu restes dans le troupeau au sein duquel tu passes inaperçu ? Dans ce cas, ta promenade te dirige instinctivement vers la multitude du chapitre 20