14. Solitude

Tu marches dans la ville en t’écartant peu à peu des grandes artères, des zones fréquentées. Tu vas vers la solitude. Tu voudrais te retrouver toi-même. Aimerais-tu te croiser dans cette rue déserte ? Tu te verrais arriver sur le trottoir d’en face, est-ce que tu te reconnaîtrais ?

En attendant, tu laisses tes jambes t’entraîner, longer un bâtiment, entrer dans un immeuble. Il se pourrait bien que, sans que tu t’en rendes compte, tes pas t’aient ramené chez toi…

Te voilà devant une porte. Machinalement tu tires ton trousseau de ta poche, la clé entre dans la serrure, tu tournes, ça s’ouvre… Tu pousses doucement le panneau. Odeur de poussière. Tu entres. Tout est parfaitement immobile, silencieux. Un temple interdit où le temps s’est arrêté. Tu imaginais le retour à la maison comme une grande joie, eh bien pas du tout. Tu t’assois sur le divan, tu restes là sans rien faire, tu ne te sens pas très bien. Est-ce bien chez toi, cet appartement inoccupé ? Vivrais-tu dans la solitude ? Peut-être t’attendais-tu à retrouver des enfants ? Un conjoint ? Une conjointe ? Ou des colocataires ? Il n’y a rien de tout cela ici. Pourtant tu es bien chez toi. Ta clé a ouvert la porte. Tu reconnais l’endroit. Mais c’est un autre chez toi. Un chez toi personnel où tu es seul à venir. En réalité beaucoup d’entre nous possèdent un appartement secret, dans un autre quartier, dans une autre ville. C’est un appartement que nous avons pris en location à l’époque où nous nous sommes établis dans la vie, quand nous nous sommes mariés, ou quand nous avons trouvé notre travail, notre place plus ou moins intéressante dans la société. Nous avons pensé que nous pourrions vivre deux vies, l’une, l’officielle, au grand jour et l’autre, la cachée, la personnelle, dans le petit appartement secret. Il ne s’agissait pas d’une maison pour rendez-vous galant, non, pas du tout, c’était un lieu pour être seul, soi-même, tout simplement. Mais cet appartement secret, intime, dans lequel nous nous étions bien jurés de revenir de temps en temps, eh bien, pour la plupart d’entre nous, nous n’y sommes jamais revenus, et, pis que ça, le plus souvent, nous l‘avons complètement oublié. Alors, rends-toi compte de la chance que tu as : tu es revenu dans ton appartement secret !

Tu restes un moment sur le divan. Le lieu est très modeste, à peine meublé, rien au mur, pas d’objets, c’est un appartement inoccupé, il n’a pas changé depuis le jour où tu l’as visité pour le prendre en location.

Il n’y a certainement rien dans le frigo. Y a-t-il un frigo ? Est-il branché ? Il faudrait aller faire des courses. Il faudrait balayer aussi. Et sortir tes affaires de ton sac. Dans la pièce, seul ton sac a l’air vivant dans la pénombre, tu n’as pas ouvert les volets métalliques. Tu devrais peut-être faire une lessive ? Tu pourrais t’y mettre. Tu n’es pas obligé non plus. Ici tu es parfaitement libre. Tu es bien là, sans bouger, assis sur le divan. Tu peux t’allonger si tu veux, si tu trouves la position plus propice à la rêverie. En tout cas, ne fais rien, pas tout de suite, pas maintenant.

Il se peut que ton retour chez toi-même génère un peu de tristesse. C’est normal. Quand on s’arrête de courir, de se shooter à l’activité, de se divertir dans le travail, le sport, le voyage, la militance, le jeu, la culture, alors dans un premier temps une sorte de fatigue se fait sentir, elle devient vite tristesse, elle monte du fond de nous, elle nous envahit. Si c’est le cas pour toi, chère lectrice, lecteur, ne la refuse pas, cette tristesse, et va tout simplement pleurer au chapitre 50.

Si au contraire, tu commences à goûter cette solitude nouvelle et presqu’insolite, profite-z-en bien, c’est pour cela que tu es ici, pour te retrouver toi-même, pour, en quelque sorte, méditer. Mais je sais bien qu’au simple mot méditer, le lecteur grincheux aura tilté, la méditation, le retour sur soi, lui, ça lui donne la nausée, il n’a pas du tout l’intention de rester enfermé à se regarder le nombril et à s’extasier sur le bonheur qu’il y a à en posséder un. Ecoute-moi, cher grincheux, tu m’es très sympathique, je comprends tes réticences mais pour une fois, joue le jeu, accepte de rester là, à ne rien faire, sinon tu vas te retrouver au chapitre 48, qui est justement prévu pour les contestataires, les fortes têtes, les mauvais coucheurs, les grincheux…

Mais, franchement, je ne te le conseille pas. C’est plutôt le moment de t’abandonner sans contrôle à ta dérive intérieure, à ton rêve éveillé.

Tu ne bouges absolument pas. Insensiblement, la rivière nonchalante de ta divagation s’est mise à circuler entre des îlots de souvenirs. Tu les vois, ces souvenirs, tu les reconnais, mais tu n’accostes pas, pas encore… Tu les laisses passer doucement… Des lieux de ton enfance apparaissent, à la fois proches et lointains… Cet arbre si haut, est-ce que tu ne reconnais pas cet arbre qui t’impressionnait tant ? Et cet espace entre le meuble et le mur, ce tout petit coin, n’est-ce pas là que tu allais te blottir ? Tu te rappelles ? Un jour, tu étais venu là, tu n’étais même pas caché, mais quand on t’a appelé, tu n’as pas répondu, ils ont appelé, appelé et toi tu ne disais toujours rien, et personne n’avait l’idée de venir regarder là, dans ce coin où, pourtant, tout le monde savait que tu aimais venir, ils s’affolaient, ils te voyaient déjà mort, kidnappé, asphyxié, mais toi, caché, tu n’osais pas sortir, tu avais commencé à ne pas répondre, tu ne pouvais plus te montrer… Et ça a fait toute une histoire, une de ces histoires qu’on raconte encore longtemps dans une famille, et qui te figent définitivement dans un personnage dont tu n’oses plus sortir.

Comment ça, ces souvenirs t’horripilent ? Pour toi, ce qui est fait est fait et tu ne veux pas revenir en arrière ? Ah, tu es encore là, lecteur grincheux ? Malheureusement pour toi cela te mène encore au chapitre 48…

Mais si tu penses te plaire dans les souvenirs, va vite voir au chapitre 59.

Cependant, on sent une hésitation chez toi lecteur : ce n’est pas que tu craignes d’aller faire un tour dans le passé, mais dans un passé qui n’est pas le tien. Tu redoutes d’avoir du mal à t’approprier des souvenirs concoctés par un autre. Eh bien, si la réflexion t’intéresse, si tu ne rechignes pas devant un peu de discours sur le discours, je te propose de lire à ce sujet au chapitre 62, les commentaires établis par l’auteur lui-même.