12. Rendre service
Tu as voulu rendre service. Tu as consciencieusement aidé la dame à remettre tous ses achats dans son chariot, même ceux qui avaient roulé sous les voitures, mais à ce moment là, elle s’est aperçue qu’elle ne retrouvait pas la personne qui aurait dû l’attendre ici, à côté de ce grand panneau pour la ramener chez elle. Comment allait-elle faire toute seule dans ce grand parking avec son caddy rempli ? Et comme elle t’a dit qu’elle habitait tout près, elle est gardienne d’un immeuble, juste là, à quelques centaines de mètres, tu as accepté, je crois même que tu as proposé alors tu ne peux pas te plaindre, de la ramener chez elle avec ses courses, vous avez tout transféré dans ton auto et vous êtes partis, finalement, c’était pas si près que ça, tu as eu du mal à te garer, assez loin, la dame n’arrêtait pas de répéter que tu étais gentil, tu as dû faire deux voyages de ta voiture jusqu’à son logement au rez de chaussée de l’immeuble ultra moderne et c’est là qu’elle t’a demandé, comme tu es tellement gentil, de bien vouloir monter ce petit paquet au dernier étage parce qu’elle aurait dû le faire, mais elle est trop mal en point avec ses douleurs, elle t’a donné la clé magnétique de l’appartement, en te recommandant de, surtout, ne pas entrer, ouvrir, poser le colis dans le couloir et refermer, surtout ne pas entrer, elle a confiance en toi, tu es tellement gentil.
L’ascenseur est monté. Tu mets la fiche dans la fente et pousses le battant… C’est un logement limpide où tout est net et rangé. Le couloir est vide et sonore comme un hôpital. Au sol, un carrelage immaculé. Tu te demandes où déposer ton colis. Elle t’a dit dans le couloir. Ne va pas au-delà ! Qui peut donc hanter ce logement ? L’envie de le visiter te saisit. Mais non, fais ce qu’on t’a demandé, pose le colis, c’est tout. Tout est récuré, nickel, impec. Une maison quasi vide. Vide ? Tu fais deux pas afin de jeter un coup d’œil… Vide n’est pas le mot. Tout est là, les équipements, la télé dans le salon, face au canapé lisse et beige en simili.
Non ! ne continue pas ! Tu n’es pas chez toi ! Quelle folie te saisit ? Quelle est cette envie de voir ? Ou de savoir ?
Dans la salle de bain, des tissus éponge empilés, des savons enveloppés, mais aucun bout de savonnette abandonné, pas de linge sale, pas même une goutte d’eau sur un lavabo, sur un bidet… Dans l’office également tout est rangé, les couteaux, les casseroles, les verres, les aliments emballés, les sachets scellés. Aucun n’est entamé. De l’eau pourrait couler dans ce bac en alu. Des habitants pourraient utiliser tout cela. Des habitants? Non, disons: l’habitant, tu le devines solitaire en effet, ne pouvant convoler, concubiner…
L’efficacité du ménage indique à l’évidence que le passage de la main de l’homme – ou de la femme – est récent. Un humain vit là. Mais chaque matin, dès qu’il a quitté le logis, une équipe de ménagères féroces arrive pour effacer toute tache, toute saleté. L’idée de relever un indice, un déchet leur ayant échappé, cette idée commence à te titiller. La folie du net a totalement banalisé le repaire de l’homme -ou de la femme- qui cache ici sa vie. Tu ne connais ni son allure, ni ses goûts, même son odeur est éliminée… Dans la penderie, des chemises, des pantalons qu’on dirait neufs et qui pourraient contenir un homme tout autant qu’une femme. A la salle de bain, des rasoirs, et des tampax aussi. Tu penches pour une femme…
Tu n’abandonnes pas, furetant, furetant… Ce lampadaire métallique à côté de la télé pourrait receler des cavités cachées… Comme ce bibelot antique étincelant ? Non. Tu tentes de toucher chaque chose, chaque bouton, tu tâtes les murs et les verres, tu soulèves le tissu du lit fait au carré… Hélas! Aucune anomalie dans la rigidité des choses, pas de passage souterrain mu par une mécanique cachée. Sur une longue étagère laquée, tu repères des bocaux vides à la queue-leu-leu. Ferait-on de la confiture ici ? Peut-on imaginer qu’une odeur aussi vivante ait jamais été répandue dans ce bocal, ou disons dans ce local ?
Si tu ressens le manque, tu saisis cependant l’unité de tout cela. L’humain qui loge ici n’agit pas à la légère. Cette netteté voulue, cette inhumanité même a ses raisons, ce monde a sa logique.
Petit à petit tu commences à t’imaginer l’habitante. Ses cheveux coupés ras, ses talons fins picotant le carrelage étincelant, son visage maquillé sans bavure. C’est une femme qui veut que tout soit carré. Ses cils ont été rasés, redessinés, sa bouche remodelée. Tu l’imagines qui lave, qui récure, qui guette la saleté… L’hypothèse d’une équipe de femmes de ménage est abandonnée. L’occupante agit seule, c’est évident : qui pourrait faire tout comme elle le veut ? La femme qui touche un salaire n’aurait pas la fureur efficace de celle assumant ses phobies. L’inhumanité même de la maison indique l’âme de sa locataire. Tu devines les musiques qu’elle écoute. Tu les entends, ces musiques rigoureusement cadencées. La régularité, la monotonie, baignent tout ce qui se passe ici. Dès ton arrivée dans la maison, cette régularité t’a saisi. Cette pureté rigide s’impose à tout nouveau venu.
Soudain tu connais ton désir, un désir évident, qui dès le début sans doute te possédait : salir ce monde sans tache ! Casser les vases, souiller les carrelages, déchirer les sachets de nourriture, laisser l’eau couler ! C’est ça: laisser l’eau couler! Ce napperon, immaculé, tu pourrais tirer dessus d’un coup sec et le vase volerait ! Le cristal exploserait, magnifique coup de cymbale donnant le signal de la destruction, de la libération ! Et ce gros oreiller ventru, tu l’agripperais, tu en frapperais le lustre, qui serait pulvérisé, les plumes sortiraient, une traînée flottante zigzaguerait en travers de la pièce comme un graffiti sur un mur propre. Et, tiens, tu cracherais sur la vitre ! Tu te précipiterais au frigo, tu déchirerais les plastiques, des odeurs de charcuterie se répandraient enfin! Des miettes! Des ordures! A la chambre, ton soulier ferait éclater la glace de l’armoire. Au séjour, tes ongles grifferaient le faux cuir du fauteuil. Et puis, génial ! tu chierais sur la table en formica, au milieu de la cuisine !
Quel démon te pousse ainsi ? Quelles raisons as-tu de faire fi de la manie de pureté de l’occupante ? Sa minutie n’est pas ridicule. Chacun sa folie. Cette femme assume ses penchants avec une rigueur, une volonté qui n’est pas sans mérite… Allais-tu agir en goujat ? Tu dois te ressaisir.
Il te faut de l’air. Et là, tu te rends compte des volets baissés. Des volets métalliques sans manivelle, ni bouton, ni commande… Comme si la vue du monde était condamnée… Ce logement, donc est un refuge, une cachette, un repos pour une femme voulant échapper à la saleté du monde et même à sa vue ! Toi qui voulais souiller ce refuge ! Bon, ça te donne quand même envie de te barrer de cette geôle où ses manies la murent…
Mais avant de t’en aller tu caresses à nouveau l’idée de déranger ce monde méticuleux… Gentiment… Pas tout casser, non… Seulement laisser un petit message inattendu. Pour étonner l’habitante. C’est une idée bête mais déjà tu saisis dans ta poche de quoi rédiger deux mots. Cependant ton bic est sec et tu penses que la maison n’en possède pas, tu n’as vu ni pinceau, ni mine, ni fusain. La machine sans doute rédige ici tout billet. Jamais la main malhabile n’ose se lancer seule sur un vélin… Tu cogites : comment rédiger ?
Soudain tu penses au fameux médicament rouge qui teintait nos genoux d’enfant ! Tu fonces à la salle de bain, tu t’empares d’une mini bouteille et retour au salon. Tu fais vite sauter le capuchon, tu enfonces ta bille dans la teinture et tu commences à… mais la bouteille t’échappe des mains! Le contenu rouge sang saute comme une bête sauvage et va maculer le canapé lisse et beige en simili!
Tu es terrorisé… Si seulement tu n’avais pas tout visité, si tu n’avais pas longuement imaginé l’habitante, tu aurais minimisé cet incident. Mais là !
Tentante est l’idée de laver mais tu sais que tu cours à l’échec, au déshonneur… Tu connais l’occupante. Tu sais que cette femme assume tellement sa manie, sa phobie que, de toute façon, c’est sûr, elle verra, saura, devinera. Même un infime changement de couleur ne peut échapper à son coup d’œil. Et les idées courent dans ta tête en tout sens… Hélas aucune n’est la bonne. Tu es debout devant ton malheur et sans idée pour agir.
Brusquement tu en as marre. Tu abandonnes. Tu laisses tout comme ça. Tu te sauves. Tu descends par l’ascenseur, tu passes en courant devant la loge de la gardienne, il te semble l’entendre crier, mais tu n’en tiens pas compte, tu fonces, tu bondis dans la rue, tu cours, tu cours…
Il fait bon et toi tu respires, tu ris, tu as l’impression de sortir de prison. Une fille traverse la rue, tu la trouves terriblement sexy et ça te réjouit. Tu la regardes s’éloigner. Tu sautes en l’air pour attraper une feuille d’un platane. Il y a un couple qui te regarde faire, les yeux ronds. Et tu continues ton chemin en jurant de ne jamais revenir dans ce quartier. Mais tu ne peux t’empêcher de penser à cette femme. Quelle sera sa réaction quand elle découvrira la tache ? Va-t-elle réussir à la nettoyer ? Va-t-elle tout simplement remplacer le canapé ? Va-t-elle frotter sans relâche pendant des jours et des jours, comme l’épouse de Barbe Bleue et sombrer finalement dans la dépression ou la neurasthénie ? Tu ne le sauras jamais, mais, dans ta mémoire, elle ne s’en ira pas facilement, la tache cramoisie sur le canapé beige en simili.
Où tes pas te conduiront-ils ? Pour digérer pareille aventure, aimeras-tu te promener au milieu des gens, resteras-tu dans les zones actives, commerçantes, grouillantes ? Ou t’éloigneras-tu insensiblement du mouvement, du bruit, de la foule ? Qu’est-ce que tu choisis : la multitude ou la solitude ?