28. Naviguer

Le bateau est prêt. Les provisions sont faites. Vous serez trois à bord. Arthur, ton copain rencontré dans le bar et Gérard, un vieux sympa, tout maigre. Vous larguez les amarres à la tombée de la nuit et vous voilà partis pour la grande traversée !

Toi         – Il n’y a personne à la barre ?
Arthur   – C’est Jojo qui barre
Toi         – Jojo ?
Arthur   – Jojo, le conservateur d’allure. Regarde : c’est une sorte de girouette qui remet sans cesse le bateau dans son cap.
Gérard  – Si tu préfères, ça maintient toujours le bateau dans le même angle avec le vent.
Toi         – Et si le vent tourne ?
Eux       – Si le vent tourne, on tourne !
             – Des fois on tourne en rond pendant des jours.
             – T’inquiète, on blague.
Toi         – Alors en pleine mer vous ne faites rien ?
Eux       – Rien du tout. En réalité, la voile est un truc de faignant ! Mais il faut pas le dire, les gens croient qu’on lutte nuit et jour contre les éléments déchaînés.
             – Tu vas voir, on s’habitue très vite à rien foutre.

En effet, tu vas toi aussi t’abandonner au maternel bercement de la coquille qui t’enferme. Tu vas dormir un peu tout le temps. Te réveiller pour prendre ton quart n’importe quand. Manger souvent. Laisser ton regard se noyer dans les mouvements de l’eau, dans ses reflets, dans son écume et puis surtout lever les yeux vers l’horizon. Au large, tes yeux ont si vite fait de faire le tour du monde ! Car la planète est ronde autour de toi, ou plutôt sphérique, oui, derrière l’horizon ça descend, c’est l’évidence, bizarre que les marins aient mis si longtemps à le formuler… Elle est ronde et liquide, et toujours tu vas guetter sa surface pour y voir surgir l’événement, l’improbable événement… Un navire croisant très loin, un poisson volant comme une flèche horizontale quelques secondes au ras des eaux, des oiseaux là-bas dont la présence signale un banc de thons… Et les nuages aussi, les fabuleux nuages. Et les milliards d’étoiles. A terre aussi on voit les étoiles, mais on les regarde moins. En mer la voûte est beaucoup plus céleste. Il va s’en écouler des nuits, des jours, des semaines peut-être ? L’événement, il commencera imperceptiblement par quelques mots échangés avec Gérard.

Toi         – C’est bizarre, on est pourtant très loin des côtes …
Gérard  – Pour sûr, on est loin
Toi         – Mais il y a beaucoup de plastiques quand même. Regardez, là ! Et là !
Gérard   – Et encore, ceux que tu vois, c’est seulement ceux qui flottent, mais là, juste sous la surface, il y a toute une couche de particules en suspension.
Toi         – Des particules de quoi ?
Gérard  – De plastique ! Du plastique roulé, broyé, par la mer, mais pas détruit, ça fait des milliers de petites billes qui restent là à flotter sous la surface.
Toi         – Mais… il y en a partout ? Dans toutes les mers ?
Arthur (intervenant)    – Non. Ici, c’est la zone. C’est bien le problème.
Gérard  – Arthur, on va passer, tu verras.
Toi         – Où est-ce qu’on va passer ?
Arthur   – Où est-ce qu’on va passer ? Ben, explique-lui, Gérard, c’est ton idée.
Gérard  – Oui c’est mon idée, une très bonne idée. On va passer tout droit à travers la Grande Poubelle de l’océan Plastifique Nord, c’est une zone où convergent les courants et où s’accumulent les plastiques sur des centaines de milliers de kilomètres carrés.
Arthur   – On n’aurait pas dû passer par là, il n’y aura pas de vent.
Gérard  – Mais si, je te dis qu’il y aura du vent, ce sont les courants marins qui convergent, les mouvements de l’atmosphère n’ont rien à voir, les masses d’air changent constamment, les courants marins, eux, sont stables. On les connaît, ils s’enroulent dans le sens des aiguilles d’une montre dans l’hémisphère nord.
Arthur   – Non, c’est le contraire, dans l’hémisphère nord, les dépressions tournent dans le sens contraire des aiguilles d’une montre.
Gérard  – Les dépressions, dans l’air oui, mais là on parle de l’eau, c’est vers le bas, c’est le contraire…
Arthur   – Tu es sûr ?
Gérard  – Oui, heu…
Arthur   – Tu vois bien, tu n’es même pas sûr .
Gérard  – Mais si ! Enfin, l’important c’est que ça tourne, ça s’accumule et ça forme d’immenses vortex appelés gyres océaniques.
Toi         – Joli mot !
Gérard  – Hélas! oui, joli mot… La force centripète du tourbillon aspire lentement tous les détritus qui flottent sur l’eau et vont vers le centre de la spirale, où ils s’amalgament et d’où ils ne sortent jamais.

Des bidons, des bouteilles, des flacons, des emballages passent sans cesse le long de la coque, ils flottent, ils remuent, ils sont en mouvement.

Toi         – On dirait qu’ils sont vivants.
Gérard  – C’est l’océan qui est vivant.
Toi         – J’ai vu un oiseau posé sur du polystyrène… ou du polyuréthane… lui il est vivant, il s’adapte.
Gérard  – Ou alors il était mazouté et collé à son truc.
Toi         – Billes, flotteurs, caissons, bombonnes, ça défile doucement…
Gérard  – Panneaux, tiges, plaques, boites, y en a pour tous les goûts…
Toi         – Beaucoup de choses indéfinissables…
Gérard  – C’était des jouets, des poupées, des sachets, des tubes, des protections, des pare-chocs, des rembourrages, des isolations …
Toi         – Maintenant c’est des trucs, morceaux, fragments, filaments, miettes, blancs, bleus, multicolores, étincelants…
Gérard  – Jusqu’à l’infini.
Toi         – Les couleurs ressortent bien sur le bleu des eaux
Gérard  – Horribles couleurs du plastique… Dans la mer changeante, mouvante, vivante… Du plastique mort, immuable, indélébile …
Toi         – L’océan a des boutons, une maladie, une prolifération, une infestation, une vérole.
Gérard  – Mais ces boutons n’affectent pas que l’épiderme, regarde en profondeur, les petites billes sont là, roulées par l’océan, elles flottent entre deux eaux, il y en a plusieurs mètres d’épaisseur.
Toi         – Gérard, tout ça tu le savais déjà.
Arthur   – Bien sûr qu’il le savait !
Gérard  – Je le savais, mais sans le savoir vraiment.
Toi         – Pourquoi on est passé par là, alors ?
Gérard  – Je voulais voir, savoir… On sait tellement de choses aujourd’hui ! Mais on les sait sans savoir…
Arthur   – Et si on reste coincés, hein ? Qu’est-ce tu feras ?
Gérard  – On avance très bien.

(Du temps s’écoule)

Arthur   – Ce matin, c’est encore pire qu’hier ! C’est de plus en plus dense !
Gérard  – On passera. C’est pas du plastique qui va nous arrêter quand même !
Arthur   – Peut-être, mais naviguer là-dedans, c’est trop déprimant.
Gérard  – Même si tu le voyais pas, ça existerait quand même. C’est ça le pire ! L’humanité ne veut pas voir ses propres déchets, et ici personne ne les voit, ça arrange tout le monde.
Toi         – C’est interminable, cette zone…
Gérard  – Certainement beaucoup plus grand que la France… Je pense qu’on en a pour une semaine à traverser. On avance bien quand même…
Toi         – Les plastiques s’écartent devant nous. On est comme le prince charmant dans la forêt avec les branches qui s’écartent sur son passage.
Arthur   – Le prince charmant, il a vu plus de déchets en trois jours que s’il avait fait les poubelles toute sa vie.

(Du temps s’écoule)

Arthur   – Quatre jours qu’on est dans le dépotoir
Toi         – La surface est de plus en plus recouverte
Arthur   – On se croirait sur la banquise !
Gérard  – Tu vois ! Ils se lamentent tous à propos de la banquise qui fond. Pas de problème! La société de consommation, le monde qui s’emballe et qui emballe tout, est en train de remplacer la banquise fondante par un nouveau modèle, une banquise en plastique beaucoup plus stable, insensible à la température, au climat, imputrescible sur plusieurs milliers d’années, ça c’est du progrès!
Toi         – On peut pas encore marcher dessus…
Gérard  – On voit encore l’eau, mais ça viendra, ne t’inquiète pas, ça viendra, la banquise de plastique est pour demain.

(Du temps s’écoule)

Arthur   – Cinq jours… Je commence à m’inquiéter…
Toi         – Il y a de moins en moins de vent.
Arthur   – Le voilier a du mal à creuser son sillon.
Toi         – Avec le soir qui tombe y a plus un pet.
Arthur   – Il y a des filaments qui se sont pris dans le gouvernail, je vais les retirer avec une perche.
Gérard  – Je me demande s’il n’y a pas des trucs accrochés sous la quille, ça expliquerait le ralentissement…
Arthur   – De voir les voiles qui tombent comme ça, moi ça me fout le cafard.
Toi         – On pourrait peut-être mettre le moteur ?
Gérard  – Non, le plastique va se foutre dans l’hélice. T’inquiète pas, demain y aura du vent.

(Du temps s’écoule)

Arthur   – Il tarde à se lever ton vent.
Gérard  – C’est ça, la voile. Il faut accepter ce que la mer et le ciel te donnent.
Arthur   – Aujourd’hui, la mer elle nous donne surtout des merdes en plastique.
Gérard – Ce sont les merdes des hommes.
Arthur   – Il faut quand même qu’on s’en sorte un jour !
Toi         – Faut trouver une idée pour en finir.
Arthur   – Si jamais, un avion passe, il nous verra pas, il nous prendra pour un gros déchet.
Gérard  – On est un gros déchet… Nous aussi on tente de flotter… comme les plastiques…
Arthur   – Qu’est-ce qu’on fout là ?
Toi         – Qu’est-ce qu’on fout là ?
Arthur   – C’est vraiment la déprime…
Gérard  – Il faut être patient.
Arthur   – Patient ! La banquise de plastique va se refermer sur nous, oui… Le beau voilier sera pris au piège et on va tous crever, étouffés par l’imputrescible déchet de la modernité.
Gérard  – Bon je vais me coucher. Tu prends le premier quart ?

(Du temps s’écoule)

Toi (sortant sur le pont dans la nuit)  – Génial !
Arthur (déjà là)  – Tu sens ça ?
Toi         – Waou !
Arthur   – Enfin, ça s’est levé !
Toi         – C’est pas le mouvement, c’est les bruits qui m’ont réveillé. Tout d’un coup ça faisait dig dig de partout.
Arthur   – Faut qu’on fonce un max pendant qu’on a du vent. On va envoyer le spi.
Gérard  – Pas la peine de s’affoler, on va attendre le jour pour envoyer, ça va pas tarder, regarde, c’est déjà plus pâle là-bas.
Arthur  – On va les franchir ces plastiques, bordel !
Gérard  – Ils ont intérêt à s’écarter maintenant !
Toi         – On n’est plus un voilier, on est un brise-glace !