71. Sommeil

bercé par la voix qui commence à raconter, tu laisses ton regard se perdre en direction de la plage où bientôt tu vois venir quatre cavaliers au clair de lune, les chevaux trottent à la limite des vagues, l’eau jaillit sous leurs sabots, tu ne vois que leurs silhouettes venant à contre jour, ou plutôt à contre lune, tu t’es levé pour aller à la rencontre de ces femmes ou peut-être de ces hommes aux cheveux dans le vent, leurs montures ralentissent, elles passent au pas à ton côté, la dernière cavalière te tend la main et t’aide à sauter en croupe, les créatures repartent au grand trot en t’emportant et vous voilà bientôt filant sous la lune entre le sable et l’eau, l’air doux te baigne comme un fluide apaisant et le corps ferme auquel tu te tiens dégage une grande sérénité

vous cavalez longtemps sur l’immense plage noire puis les chevaux ralentissent pour passer entre des rochers sombres comme posés sur le sable, vous entrez dans un défilé entre des falaises, un défilé de plus en plus étroit, qui bientôt s’ouvre sur une crique de sable lunaire entourée de hautes roches et vous mettez pied à terre, il y a une ouverture dans la falaise, une faille noire dans laquelle les autres se glissent et t’entraînent en tirant sur ta main, tu avances aisément dans l’obscurité de la grotte, tu t’abandonnes à ceux qui t’ont pris en charge, tu ne te poses pas de questions, tout se fait avec un grand naturel

à présent il y a beaucoup de monde dans la grotte éclairée par des torches, des visages souriants t’entourent, les gens dansent silencieusement, autour de toi les corps se meuvent et ondulent et tu ne t’étonnes pas qu’on puisse ainsi danser sans musique, puisque tu danses aussi au milieu d’eux et tous les visages tournent vers toi leurs grands yeux énigmatiques et les vêtements flottent et s’enroulent autour de toi dans une grande douceur, les tissus forment un cocon au sein duquel tu te sens parfaitement bien

maintenant quelqu’un penche sur toi son énorme visage plein de tendresse et t’embrasse sur le front en te disant bonne nuit tu sais qu’il s’agit de ta mère, qui vient de te coucher dans ton petit lit, elle ajuste la moustiquaire et elle ajoute fais de beaux rêves et tu te demandes si tout cela ne se passe pas déjà dans un rêve mais alors comment pourrais-tu t’endormir dans ton rêve et y faire de beaux rêves? quand on rêve dans un rêve est-ce qu’on revient dans le premier monde celui qu’on a quitté en s’endormant ou est-ce qu’on passe dans un troisième monde, le monde du rêve dans le rêve ? et ainsi de suite, les mondes des rêves s’emboîtent-ils comme des poupées russes ? on ne sait pas dans quelle poupée se trouve notre corps, mais la poupée qui t’enferme épouse parfaitement la forme de ton corps, tu sens les parois de bois qui te calent aux épaules et aux coudes, aux cuisses aussi et aux pieds et tout ce bois solide qui t’enferme forme un cercueil parfaitement moulé à la forme de ton corps, un cercueil qui se balance au rythme de la marche des six hommes qui te portent vers ta dernière demeure

tu entends les cantiques de la procession et les voix de tous ceux qui se lamentent sur ta mort, il y a là tous ceux qui t’ont aimé et c’est un grand bonheur de les savoir là, déjà ils ne parlent plus de toi comme ils le faisaient de ton vivant, ils excusent tes faiblesses, ils grandissent tes qualités, eux aussi ont un grand plaisir à se retrouver ensemble pour cette occasion émouvante qu’ils sont heureux de pouvoir partager, à présent un bruit énorme frappe le bois au dessus de toi, le bruit des pelletées de terre qu’on jette sur ton cercueil, tu sais que tu dois t’échapper, tu commences à creuser, tes mains griffent la terre, tu t’y enfonces, il y a un courant d’air, tu sens de l’air dans tes poumons, tu es en train d’avancer dans un tunnel

où peut bien mener ce tunnel si ce n’est vers l’inconnu du chapitre 7 ?