37. Prendre un verre

Te voilà accoudé au bar de l’hôtel international. Le bar donne sur le grand hall d’entrée. Tu observes l’agitation. Tu pourrais être n’importe où dans le monde. Désolante uniformisation ! Ça pourrait bien décourager l’auteur de tenter ce bon vieil exercice littéraire nommé la description.

Tu es venu chercher du contact, éviter la solitude de la chambre, hélas, tu t’ennuies. Tu suis des yeux les allées venues des clients. Ils sont toute une flopée, ils viennent de débarquer, sans doute un circuit original, un stage bidon, un congrès absurde, une déformation continue.

Tu les observes machinalement : ils se déplacent, s’entrecroisent, s’évitent, s’interpellent, s’ignorent. Ils se ressemblent tous : ils ont beau s’afficher ridés, bronzés, rabougris, géants, tordus, lisses, compliqués, frétillants, ramollis, ils se ressemblent tous ! Leurs accoutrements de voyageurs, leurs sacs, leurs valises, leurs lunettes de soleil, tout est interchangeable.

L’auteur voudrait faire une objection : derrière leur uniformité, leur conformité, derrière leurs comportements grégaires, se cachent des psychologies variées. Leurs comportements sont uniformes. Leurs modes de pensée très éloignés les uns des autres. N’as-tu pas comme l’auteur l’impression suivante : à l’heure des choix, aucun n’enchaînerait exactement les mêmes décisions. Les uns aiment l’habitude, les autres le changement, il y a ceux qui suivent la consigne, ceux qui ne la suivent pas, ceux qui observent, ceux qui agissent, ceux qui prennent du thé, ceux qui prennent du café, ceux qui ont des ailes, ceux qui ont des racines, ceux qui regardent la carte, ceux qui demandent leur chemin, ceux qui vont voir le médecin, ceux qui vont voir le guérisseur, ceux qui boivent, ceux qui fument, ceux qui caressent le chien perdu, ceux qui ne le regardent pas, ceux qui redressent le chariot renversé, ceux qui passent leur chemin, ceux qui résistent, ceux qui s’inclinent, ceux qui prennent un livre, ceux qui allument l’écran, ceux qui se livrent, ceux qui se taisent, ceux qui font faire, ceux qui font eux mêmes, ceux qui dépensent, ceux qui comptent, ceux qui prennent la plume, ceux qui préfèrent le masque, ceux qui hésitent, ceux qui tranchent, ceux qui prennent la photo, ceux qui prennent le pelle, ceux qui aiment la solitude, ceux qui cherchent la compagnie, ceux qui veulent savoir comment ça marche, ceux qui demandent à quoi ça sert, ceux qui donnent, ceux qui reçoivent, ceux qui repoussent à plus tard, ceux qui agissent sur le champ, ceux qui baisent, ceux qui bouffent, ceux qui exagèrent, ceux qui atténuent, ceux qui dansent, ceux qui restent au bar, ceux qui sont à l’heure, ceux qui sont en retard, ceux qui rangent, ceux qui laissent traîner, ceux qui papillonnent, ceux qui n’ont qu’une passion, ceux qui parient, ceux qui ne risquent pas un sou, ceux qui ont compris la blague, ceux qui ne l’ont pas comprise, ceux qui font des catégories, ceux qui n’en font pas, ceux qui jouent le jeu, ceux qui refusent de choisir, ceux qui, découragés, ne savent plus où aller… Eh, oui, ils sont tous là, tous les lecteurs possibles de ce roman. Certains, l’auteur ne les soupçonnait même pas avant de les écrire !

Au sein de ce tourbillon, de ce kaléidoscope, tes yeux ne réservent pas la même attention à tout le monde. Sur certains, le regard glisse. D’autres se mettent à exister très fort. Cette femme, par exemple, tes yeux l’ont suivie plusieurs fois. Elle semble faire partie des responsables, elle doit encadrer un groupe, elle va de l’un à l’autre. Est-elle grande, brune, blonde ? Tu ne sais pas, ta conscience n’a pas encore remarqué cela. Est-ce son aisance ? Sa présence ? Oui c’est ça, elle est présente, elle est de plus en plus présente. Tes yeux la croisent sans cesse, la perdent, la retrouvent. Les autres s’estompent…

Au début tu n’y prends pas garde …

Tu as compris, n’est-ce pas ? Tu viens de rencontrer l’autre. Disons : l’autresse. Lecteur, lectrice, tu peux être homme, femme, t’imaginer homme, t’imaginer femme… une chose est sûre : aujourd’hui, ton attention, tes sens, tout ton être se fixent sur une femme, elle, la seule, ça y est, tu l’as rencontrée, l’autresse, tu en pinces, tu es pris, prise, épris, éprise…

Tu ne l’avais jamais vue, tu l’as reconnue immédiatement. C’est la preuve. La reconnaissance immédiate garantit l’amour véritable, absolu, le coup foudroyant. Tu as lu Le Grand Meaulnes : Je ne vous connais pas… il me semble que je vous connais… Tu le sais, c’est absurde, tu ne devrais pas y prêter attention. Cette fille, cette femme, cet être vivant existant brutalement, cette personne présente, absolument présente, elle seule, éclipsant tout autre, crois-tu rencontrer là le surnaturel ? l’absolu ? la manifestation divine en somme ? Tous les films, tous les romans, tous les poèmes t’ont conditionné : l’amour brutal, le coup foudroyant est positif, on ne peut lui échapper, on ne doit pas lui résister ! La règle est intangible : le foudroyé vendra son âme, il deviendra un chien, un esclave, une marionnette.

Tu le sais bien, c’est idiot, ce coup magique n’a aucune valeur particulière, pourquoi en faire un modèle ? On pourrait tout autant valoriser l’amour progressif dans le mariage de raison. On l’a fait souvent, les proverbes, les morales familiales, les traditions le font. L’ont fait longtemps. Aujourd’hui, le paradigme, le parangon, c’est le coup de foudre. Toi, tu n’y crois pas, tu en rigoles. Cette fille, cette femme, tu regardes ailleurs, tu ne t’en occupes plus, tu commandes un autre demi.

Tu te réjouis un instant devant le verre embué, les bulles montent, naissant de nulle part, tu trempes tes lèvres dans la neige du faux-col, tu t’appliques.

– Une pression, s’il vous plait, dit une voix derrière toi.

Tu te retournes. C’est elle. A côté de toi, tout près, juchée comme toi sur un tabouret. L’as-tu saluée ? T’a-t-elle souri ? Vos regards se sont croisés, c’est sûr. Ses yeux tellement vifs, tellement lumineux, papillons, diamants, étoiles, soleil, soleil… En parler, on se sent ridicule… Ces yeux, ses yeux, tu les connais, tu ne les connais pas… Ils se sont posés un instant, un éclat, un rayon, ils sont repartis, ça y est, tu es pris, touché, coulé.

Vous vous êtes regardés, vous vous êtes vus. Vous êtes-vous parlé ? Tu ne sais plus, ça a duré un temps infini, une seconde, une éternité. Elle est repartie s’affairer avec l’un, avec l’autre. Ton regard ne la quitte plus. A présent, elle attend l’ascenseur. Celui-ci ouvre sa porte. C’est l’occasion : bondir, se précipiter, la retrouver dans le tête à tête intime de la boite close en train de s’élever, aller vers elle, ne pas la quitter ! Vite ! Dans une seconde, il sera trop tard !

Le moment est décisif ! Disons, indécisif : c’est le moment de l’hésitation ! En vérité l’humanité se divise en deux groupes : les tranchants, les hésitants. On l’a déjà dit ? Peut-être. L’auteur aime cette distinction. Toi même, où te situes-tu ?

Tu es du genre à ne pas hésiter ? Tu fonces déjà vers l’ascenseur ? Pour toi, la suite est au chapitre 39. Au contraire, tu balances ? Tu tergiverses ? Tu es bloqué ? Tu vas mettre une seconde de trop pour te décider. Dirige-toi vers le 41.

Tu ne sais pas dans quelle catégorie te classer ? Tu peux, sans hésiter, te ranger dans la catégorie des hésitants.