22. Steppes
Lectrice lecteur, tu peux me croire, jusqu’à ce jour, l’auteur ne connaissait absolument rien à la solitude des steppes, il doit pourtant te faire caracoler, fouetter ton cheval et foncer les cheveux dans le vent. Eh bien, vraiment, la réussite est totale ! Tu files avec une aisance extraordinaire, tu fais corps avec ton cheval, sa chaleur, son mouvement, sa masse musculaire qui devient presque la tienne, sa crinière dorée qui vole sous tes yeux, vous êtes à vous deux une créature de légende ! Vous avez trouvé votre rythme, votre respiration commune. Tantôt c’est un galop fou qui vous entraîne sur les vastes gazons, tantôt vous approchez d’une rivière et vous trottez paisiblement entre les aulnes. L’eau jaillit sous vos sabots, puis la terre vibre comme un tambour, les hautes herbes s’écartent. Ce que vous réussissez particulièrement bien, ce sont les sauts par dessus les buissons. Ta monture répond magnifiquement. L’obstacle s’approche, concentration, appel et toc ! vous vous élevez tous les deux, vous volez, quoi, vous volez ! Quelle vibration ! Quelle liberté ! Quelle immensité ! Ton domaine est sans limite. Entre la terre et le ciel, galope l’homme libre. Ou la femme. L’humain quoi.
C’est le ciel surtout, avec son bleu pâle balayé de blanc à grands traits, c’est le ciel qui donne l’impression d’immensité. Plus la terre est plate, sans accident, sans relief, plus elle est infinie, sans borne et plus le ciel domine. Le cavalier de la steppe est maître de sa trajectoire, pour lui toutes les directions sont possibles, il n’a de comptes à rendre qu’au ciel. Pas étonnant que ces grandes plaines aient été la terre d’hommes libres comme les cosaques ou les compagnons de Makhno. Et toi, tu respires à grandes gorgées le vent surgi du fin fond des continents.
Parfois, il faut ralentir, franchir au pas une zone plus humide. Mais ton cheval sait éviter les fondrières, il a le sabot tellement sûr ! Des oiseaux crient très haut dans le ciel, d’autres viennent vous frôler. Parfois un lièvre part tout droit devant vous. Ou c’est un renard que tu vois s’éclipser là-bas, dans un fourré. Et voilà même un sanglier qui s’éloigne en trottinant. L’abondance et la variété des animaux sauvages te donne l’impression d’être revenu aux temps édéniques.
Au fait pourquoi n’y a-t-il absolument personne sur ces terres infinies ? D’où vient cette impression de nature préservée ? On ne distingue aucune présence humaine, pas d’habitant, pas non plus de hordes de visiteurs brandissant leurs appareils. Ce n’est pas un parc, pas une réserve, c’est beaucoup mieux que cela, tu es dans la solitude d’une contrée oubliée, un pays du temps où l’humain vivait encore parmi les autres espèces.
Cette impression décuple ta passion de découvrir cette terra incognita. Tu fonces toujours plus… Mais voilà que derrière un bosquet, comme pour te contredire, surgit une habitation, une ruine plutôt, totalement envahie par la végétation. Tu mets ton cheval au pas et tu t’approches. Tu découvres les restes d’un bâtiment assez récent, des murs de béton aux ouvertures béantes. Des vignes vierges, des ronces, des broussailles de toutes sortes sont parties à l’assaut de la construction humaine. Un arbre feuillu sort d’une ouverture. Quel drame s’est ici déroulé ? Pourquoi cet abandon ?
Poussant plus loin, tu trouves d’autres ruines du même genre dissimulées par la forêt. Mais là tu distingues nettement une maison qui a été habitée : il reste des lambeaux de volets, des fenêtres aux vitres brisées. Il te semble même apercevoir des meubles à l’intérieur. Quelle crise, quelle folie, a poussé ses habitants à la déserter ?
Pourquoi cette découverte t’angoisse-t-elle ainsi ? Où es-tu ? Comment es-tu arrivé ici ? Ne me dis pas que tu as pénétré dans une zone interdite. Peut-être un terrain militaire ? Tu redoutes à présent de trouver nez à nez avec un char d’assaut. Mon Dieu ! J’espère que tu n’es pas en train de te rapprocher de la zone de la catastrophe ! Là où la fameuse centrale nucléaire a explosé autrefois ! Je sais bien que tu ne sais pas lire l’alphabet cyrillique, mais quand même, si tu as vu un énorme panneau rouge et si ton cheval a bondi par dessus des barbelés, tu aurais pu t’inquiéter ! Tu serais alors en train de gambader en pleine zone dangereuse ! Justement, il parait que les animaux sauvages ont réinvesti la zone radioactive abandonnée et qu’ils s’y développent, sans s’inquiéter d’être contaminés. J’ignore si leurs petits ont beaucoup trop de pattes, ou s’ils meurent à la naissance, mais c’est un fait, les animaux sont là. Et toi, tu aurais pénétré dans cette sorte de sanctuaire abandonné à ceux qui ne savent pas, nos frères les animaux !
Non, je t’assure, lecteur, l’auteur ne pensait pas du tout à t’amener là, il a dit la solitude des steppes comme ça, sans aucune idée préconçue, il aurait tout aussi bien pu dire : Partons loin de tout, sur une île du Grand Océan ! Qu’est-ce que tu dis ? Une île où parviennent certains courants marins charriant les eaux radioactives d’une catastrophe plus récente déclenchée par un tsunami ? Décidément, lecteur, tu es infernal. Ou plutôt, non, c’est notre monde qui est infernal. Tu peux bien le fuir, il te rattrape, tu peux bien courir à l’autre bout de la planète, tu peux bien chercher les coins les plus reculés, les plus sauvages, comme on dit, eh bien là aussi, la particule assassine peut venir s’abattre sur toi, la malédiction invisible, planétaire, inéluctable…
Tout ceci n’est pas sans t’inquiéter. La campagne est de plus en plus touffue autour de toi. Tu devrais faire demi-tour. Mais comment reconnaitras-tu ton passage ? Tu as galopé si librement !
Ce ne sera pas la peine : au détour d’un fourré, une dizaine de fusils sont pointés sur toi par des hommes équipés de masques et de combinaisons. Un hélicoptère tourne au-dessus de vous. Tu descends de cheval, aussitôt quelqu’un le prend par la bride et l’éloigne. Ils ont l’air de militaires, ils ne disent rien, tu ne vois que leurs yeux, ils n’ont pas l’air commodes.
Dans quelle situation t’es-tu mis ! Te voilà passé au rang d’espion international, voire même de terroriste ennemi du pays ! ça va prendre un bon bout de temps avant qu’ils te relâchent… Mais si, bien sûr, tu vas t’en sortir. L’auteur ne va pas te faire croupir pendant des pages et des pages dans des cachots bétonnés, transporté d’un bureau à l’autre, sans cesse interrogé, bousculé, fouillé, mal alimenté, assoiffé… Non, tout cela, la narration va l’enjamber avec autant d’aisance que ton cheval bondissait tout à l’heure par dessus les buissons. Pauvre cheval, qu’est-il devenu ? Il ne fait pas bon être l’ami de l’homme…
Bref, à la fin de ce chapitre, après ordres et contrordres, attente et désespoir, les autorités te jettent dans le premier avion quittant le pays. Tu débarques dans un aéroport international où, évidemment aucune correspondance ne t’attend. Tu échoues dans un hôtel de cette ville touristique que tu n’as nulle envie de visiter.
Est-ce que malgré ta fatigue, tu souhaites rester avec les gens et tu commences par t’accouder au bar de l’hôtel ? Ou est-ce que tu n’as qu’une idée : te retrouver enfin seul dans une chambre propre et faire couler sur ta peau l’eau purificatrice ? Prendre une douche ou prendre un verre, voilà la question !