54. L’autre train

l‘autre train … c’est l’autre train qui est le bon… celui qui s’en va dans l’autre sens… se lever… quitter celui-ci… sauter sur le quai… courir

des vitres éclairées de wagons passent très vite… plus rien… si, des lumières de la gare, plus faibles, plus loin… se déplacent aussi… avancent… non… ou bien c’est ce train-ci qui démarre… comment savoir qui avance … ce train-ci est en mouvement… dans le mauvais sens… dans le mauvais sens… trop tard… trop tard… abandonner… être emporté, secoué, ballotté…

chaleur, chauffage peut-être… beaucoup de monde… des bagages sous les sièges… ça dépasse… des angles… des pointes… ça fait mal… des gens… des yeux qui fixent, grand ouverts… écarter vêtements, rideaux, tentures… tout repousser… il n’y a pas d’air… repousser les corps… les coudes… étouffer

ça ralentit… il faut se lever… se frayer un passage… attendre l’arrêt… savoir où aller… le troisième quai… être là-bas… le wagon d’aluminium… traverser la foule… descendre l’escalier… ne pas pouvoir… prendre l’autre escalier… escalier très profond, très noir… rebrousser chemin… ressortir… le wagon d’aluminium tout près… il s’en va… le voir partir, briller dans la nuit, s’éteindre… être dedans

être assis dedans quand il s’en va… ça vibre, ça gronde, c’est éclairé, c’est neuf, c’est vide… la vitre est froide… la nuit passée au hachoir… lumière et sonnerie, un instant… un passage à niveau, très vite… ne pas s’assoupir… ne pas rester là… ce n’est pas ça… se lever, se déplacer… c’est l’autre train qui est le bon

wagon à traverser… couloir… portes à ouvrir, lourdes, soufflet, wagon désert avec sièges, ça tangue… wagon… couloir… portes… marcher, continuer, aller au bout du train pour descendre plus vite, pour la correspondance, pour attraper l’autorail rouge… c’est l’autorail rouge qu’il fallait prendre, il partait derrière sur les voies bis… l’autorail rouge est chaud et jaune à l’intérieur… il est illuminé, il passe en bas, sur une autre voie, il tourne dans la nuit comme une chenille d’or… se pencher pour le voir… mettre le front sur la vitre froide… c’est la vitre qui penche, qui bascule lentement… tomber… tomber

faire un effort de volonté, décider de se lever, d’attendre vers la porte, de descendre quand ça s’ouvre, sans réfléchir, descendre, traverser, repartir dans l’autre sens… descendre traverser, attendre l’autre train… c’est l’autre train qui est le bon

ralentissement… ralentissement… gémissement des freins… secousse… arrêt… sentir l’air froid qui vient de la portière… peut-être que des gens descendent ? … ne rien faire… ne pas bouger… sentir la vibration du démarrage, l’accélération lente, progressive… appuyer le front contre la vitre froide… regarder dehors… écarquiller les yeux… mettre les mains en protection pour éliminer les reflets… de la paume, effacer la buée… suivre les lumières qui passent, qui s’éteignent… et celle-là, là-bas, très loin, très faible … la dernière lumière … scruter l’obscurité

accélération, vitesse… de plus en plus vite, de plus en plus régulièrement… le train fonce comme un météore, bien calé sur ses rails… sans réfléchir… sur ses rails… jamais il ne s’écartera de son chemin de fer… où court-il ? n’accélère-t-il pas encore ? … se laisser vibrer… se laisser bercer… écouter les grondements, les grincements, les battements, les mille petits chocs, l’effroyable palpitation de la bête métallique prise d’une démence d’accélération… se laisser emporter par sa cavalcade monstrueuse.

voie rectiligne… de plus en plus droit, de plus en plus vite… s’abandonner définitivement à la machine avec la sensation d’avoir échappé à la dernière gare, au dernier retour possible… penser je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne et se sentir soulagé, soulagée…

L’accélération sera longue et continue. La vitesse se stabilisera à un très haut niveau dans un fracas énorme et régulier. Les deux rails inexorables dirigeront le wagon toujours plus loin. Après des jours et des jours de fuite obstinée, le train ralentira, progressivement, imperceptiblement, doucement, il ralentira par essoufflement, par baisse d’énergie, par épuisement, il ralentira jusqu’à l’immobilité absolue, jusqu’à la mort.

Que faire ? Rester là, prostré sur cette page déplorable ? 0u alors, voir la mort de plus près, aller chercher au chapitre 56 ce qui se passe après ? Tout ça n’a pas beaucoup d’importance.