66. A bicyclette
Tu partiras à l’aube. Il fera frais, il fera beau. Une légère brume. Tu sortiras de la ville par des petites rues peu fréquentées. Tu traverseras les boulevards périphériques. Tu continueras en banlieue, entre les champs, les villas et les familles d’immeubles plantés par-ci, par-là. Tu rouleras vers l’Est, en direction des montagnes. La brume sera de plus en plus ténue. Tu auras trouvé ton souffle, ton rythme. Tu respireras l’air frais du matin, la lumière, le soleil en train de se lever et vers lequel tu fonceras.
Tu laisseras derrière toi la grande ville ronronnante. Ton vélo bien huilé avalera les mètres et les mètres d’asphalte. Même ce petit grincement à chaque coup de pédale, tu l’aimeras. Il t’accompagnera comme le chant d’un grillon. Tu n’auras pas changé ta selle, tu auras gardé la vieille, celle qui est à la forme des os de tes fesses. Ainsi, bien calé du cul, bien arrimé des mains au guidon, tu concentreras ton énergie sur les tours de pédale, tu sentiras la démultiplication de la chaîne et des pignons qui te propulseront à chaque pression de tes muscles.
Les autos qui te doubleront, les camions, les gaz d’échappement, la poussière noire de la route, tu t’en moqueras ! Ton voyage se déroulera à la perfection. Il n’y aura pas eu, à la dernière minute un coup de téléphone annonçant une mauvaise nouvelle et t’obligeant à tout repousser. Tu ne t’apercevras pas à la première halte, au moment de t’acheter ton premier petit pain, que tu as oublié ton fric ou tes papiers, ou ta carte routière. Tu n’auras pas de crevaison, ni de chute d’un bagage mal arrimé. Et cette petite route sur laquelle tu rouleras, cette route discrète, depuis longtemps repérée, elle n’aura pas été rayée de la carte par le coup de baguette magique d’une équipe de bulldozers entamant le chantier d’un aéroport ou d’un TGV.
Non, au lieu de tout cela, la musique laborieuse du vélo, l’aboiement d’un chien, le gravier qui crépite, le clin d’œil d’un ruisseau, les oreilles d’un cheval au dessus d’une haie, une odeur de fumier, une tronçonneuse au loin, qui gémit. Mais cet alignement de bouses fraîches dans l’axe de tes roues, tu sauras l’éviter. Mais cette flaque jaune cachant un trou trop creux, tu sauras t’en méfier. Et ces gendarmes au soleil, qui guettent pépères les chauffards, ils n’auront même pas l’idée de ralentir ta course en te demandant tes papiers. Tu traverseras une bourgade par une ruelle sombre, tu passeras devant un petit marché avec sa mosaïque de tomates, de pèches, de salades, de glaïeuls, sans même déraper sur une épluchure et piquer du nez dans un cageot de poires blettes. En sortant, tu retrouveras le soleil plus blanc, plus chaud. Et les tournesols dirigeront vers toi leurs têtes parallèles.
Puis les vallées se feront plus étroites et les monts plus puissants. Tu grignoteras ton chemin. Et jamais, au grand jamais, tu ne regarderas en arrière. Si des ombres te poursuivaient, tu les auras lâchées loin derrière, définitivement. La route commencera à monter vraiment. Ton sandwich, tu ne l’auras pas oublié, tu l’avaleras en face d’une cascade blanche nourrie de l’eau des glaciers. Et tu continueras vers les sommets.
Le ciel ne se couvrira pas pour un orage subit. Tu dépasseras l’ombre des sapins à l’odeur de résine. Les lacets s’empileront dans l’air limpide sur le flanc d’un alpage vert. Ton effort sera régulier, patient, aisé. Nulle crampe à la cuisse. Pas de furoncle aux fesses. Tu traverseras les combes immenses aux grands éboulis gris où le silence vibre de l’écho des torrents. Tu verras les névés endormis dans le creux des falaises. Le sifflet des marmottes sera le signe que tu approches. Ta route ne sera plus qu’un sentier herbeux mais ton vélo le gravira facile. L’ombre du soir basculera soudain et le froid te saisira. Les sommets te feront une guirlande rose. L’herbe et les cailloux seront bleus, seront gris. Dans cet instant magique et crépusculaire, tu atteindras ton ermitage. Et tu y resteras.