81. La vie de l’auteur confiné

L‘auteur est confiné depuis plusieurs semaines.
Il pense à la vie d’avant.

Avant, quand les gens mettaient un voile sur leur visage, on disait que ça menaçait la sécurité publique…

Avant, celui qui restait toujours chez lui, c’était pas bon pour sa santé

Avant, les enfants avaient besoin de jouer avec leurs copains

Avant, l’apparence dominait.
– Qu’importe notre ivresse, pourvu qu’ils voient notre flacon !
– On s’amuse, vite une photo ! Regardez comme on s’amuse sur cette photo !
Aimer ou faire semblant d’aimer, avant, c’était la même chose.

– Il est confiné, il pense à la vie d’avant.
– Il devrait plutôt penser à la vie d’après.
– Non, parce que, après, il faudra pas recommencer comme avant.

Avant, tout s’achetait, tout se vendait, plus rien n’avait d’importance, sauf le prix. Le dollar était la seule unité de mesure dans le monde. Pas de centimètre, de kilomètre, pas de litre, pas de degré, pas de watt, pas de joule… Tout se mesurait au prix que ça coûtait.

Il est confiné, il pense à la vie d’avant
Pour pas la recommencer, bien sûr !
Qu’au moins ça serve à quelque chose !

Avant, tout devenait insipide … la bouffe, la chanson, le travail salarié… toujours moins d’odeur et toujours moins de goût… c’était comme ça partout…

Il se dit : c’est salutaire de tout arrêter
On arrête tout, on réfléchit
Et c’est pas triste
Il se dit ça, le gars confiné
Il ne veut pas arrêter de penser

Avant, personne n’arrêtait jamais, il fallait toujours faire quelque chose, regarder des écrans, entendre des musiques, jouer, cliquer, rouler, courir, acheter, communiquer, être toujours ailleurs en même temps qu’ici, jamais l’esprit en repos, jamais s’ennuyer, non, surtout jamais s’ennuyer.

Il se dit : pas possible de recommencer pareil
On va pas se remettre sur les rails
Les rails qui menaient le monde
La locomotive emballée du monde
A toute vitesse vers la catastrophe

Avant ça circulait, ça roulait, ça volait, ça naviguait, dans tous les sens, à toute vitesse, toujours se déplacer, toujours transporter, c’était le seul mot d’ordre, vite, vite, épuiser le pétrole jusqu’au ralentissement final, jusqu’à l’exténuation, l’extinction.

Même la nourriture elle circulait dans tous les sens, mais pas pour nourrir les affamés, non, pour permettre aux autres de toujours plus gaspiller.

On est confinés, ça permet de réfléchir
Arriver à comprendre
le pourquoi de l’absurdité du monde d’avant

Avant, on voyait des malheurs à la télé, elle servait à ça , la télé, à nous persuader de notre impuissance, nous habituer à l’injustice, à l’accepter sans nous révolter… Les gens souffrent et tu n’y peux rien… elle nous disait ça la télé

Et maintenant voilà qu’ils nous disaient de rentrer chez nous
De nous confiner, d’arrêter tout
Parce qu’ils ne savaient pas quoi faire d’autre.
D’accord on arrête tout, seulement on réfléchit

Avant, depuis longtemps, une voix nous criait de couper le moteur. Humanité, alerte ! disait la voix, vous êtes embarquée à bord d’un vaisseau sans contrôle, le moteur tourne à plein régime, toujours plus vite, il n’y a personne à la barre, votre seule logique est le profit, la recherche hystérique du profit maximum, votre vaisseau accélère mais votre trajectoire est erratique. Alerte ! Espèce humaine attention ! Coupez le moteur ! Vous devez couper le moteur !
Elle nous criait ça, la voix, mais on aurait dit que personne ne l’entendait.

Maintenant qu’on est confinés, on commence à l’entendre un peu, la voix
On nous disait que tout était prévu
Qu’on vivait en sécurité
Mais quand on a vu les gouvernants cafouiller
quand on a vu qu’ils savaient pas quoi faire,
un jour ils disaient bleu, un jour ils disaient rouge.
Quand on a vu, tiens c’est bizarre, que nos médicaments venaient de l’autre bout du monde,
Quand on a vu que le virus aussi venait par avion de l’autre bout du monde,
Quand on a vu tout ça, on a compris à quel point le système qui régissait le monde, le capitalisme puisqu’il faut l’appeler par son nom, combien ce système était fragile, combien il mettait en danger l’humanité.

Avant, on était paralysé, voilà le mot, les humains étaient sur leurs rails, ils ne savaient pas s’en écarter, les riches, les pauvres, les militaires, les ouvriers, les paysans, les hommes d’affaires, les bons vivants, les tortionnaires, chacun était sur ses rails, chacun avançait poussé par sa nécessité, son habitude ou son profit.

Avant, l’autre mot clé c’était : domination, difficile d’en peser toutes les composantes, mais ça dit bien ce qui se passait. On pourrait dire que c’est le fric qui commandait. Mais ce fric appartenait à des humains. Des humains dominants.

D’accord on arrête tout, seulement on réfléchit
On se dit que si l’on peut arrêter tout pour un virus
Si l’on peut prendre d’un seul coup des mesures extraordinaires
pour sauver des vies humaines
Alors on peut prendre à bras le corps les problèmes de la faim
pour sauver des vies humaines
alors on peut prendre à bras le corps les problèmes du chômage
On nous disait que c’était impossible
Et les problèmes du climat aussi
On nous disait que c’était impossible

Maintenant nous voyons bien que c’est possible
de pas recommencer comme avant