79. La vie de l'auteur (première)

L’auteur restait parfois des heures avec un jeu de mots dans la tête. Par exemple, s’il lui arrivait le matin de glisser une tranche de pain de mie dans un grille-pain, eh bien chaque fois, il se répétait en lui-même ces mots: “des mains de Pie, il prit le pain de mie…” Cette contrepèterie lui semblait alors tout à fait extraordinaire, il ne s’en lassait pas, il se sentait capable de construire tout un roman autour, rien que pour avoir le plaisir d’y faire venir naturellement cette phrase. Il ne commença jamais ce roman.

Parfois une idée lui traversait l’esprit comme un oiseau rapide, une ombre aussitôt effacée… Il aurait pu se dire : si je l’oublie immédiatement, c’est que ce n’est pas très important… Pas sûr. Il se souvenait d’une époque où il était plus en éveil par rapport à lui même. Il n’avait certes pas de meilleures idées, mais il y tenait plus, il s’y accrochait, il tirait sur le fil. Peut-être à cause du fameux adage qui enseigne que les gens heureux n’ont pas de littérature…

C’est vrai qu’à présent, ils n’étaient pas malheureux. Et que les verbes de son bonheur se conjuguaient au pluriel. Eh oui, se conjuguaient…

– Allez écrire ça, songeait l’auteur, de la bouillie ! de l’eau de rose ! Non, pour que l’histoire sonne vrai, il faut y mettre du malaise, chercher la faille. On aime les acteurs qui jouent dans leur faille… Peut-être l’auteur ne souffrait-il pas assez pour arriver à écrire ? Non, au contraire : il savait qu’il avait du joyeux, du pétillant dans son for et il voulait le montrer. Ou plutôt qu’il aimait le voir surgir.

D’un côté il y a ceux qui savent choisir, de l’autre, ceux qui, arrivés à un carrefour, hésitent… C’est l’idée de perdre irrémédiablement quelque chose en s’engageant d’un seul côté qui rend, pour eux, le choix terriblement cruel. On l’a compris, l’auteur était un hésitant. Mais à peine avait-il écrit ces mots, qu’il se mettait à réfléchir : était-il réellement un hésitant ? En réalité, il se souvenait parfaitement d’avoir, dans sa vie, maintes fois tranché. Seulement, après avoir tranché, il s’était souvent demandé s’il n’aurait pas dû prendre l’autre chemin…

C’est donc évidemment sa propre difficulté pour choisir qui avait mis l’auteur sur la piste d’un roman avec des choix proposés au lecteur. L’ouvrage aurait très bien pu s’intituler tout simplement « le choix ». On prétend, allez savoir pourquoi, que le titre « Toi et ton roman ! » lui fut suggéré ensuite par des paroles de sa compagne.

L’auteur avait rêvé depuis longtemps d’écrire un livre à la deuxième personne. Il l’avait commencé plusieurs fois. Dès le départ, sa référence n’était pas « La Modification » de Butor, ou « Un homme qui dort » de Pérec, dans lesquels le vouvoiement ou le tutoiement du lecteur n’est, en définitive, pas très éloigné d’une première personne. Non, il pensait plutôt aux livres pour ados dans les collections « Un livre dont vous êtes le héros ». Ces livres le fascinaient parce qu’ils proposaient des choix aux lecteurs, et en même temps, ils l’irritaient par l’absence d’enjeu de ces choix, du genre : prendre le chemin de gauche ou celui de droite, autant jouer à pile ou face… Dès le départ l’auteur avait eu l’idée d’aller à des choix plus fondamentaux, du genre agir ou observer, voyager ou cultiver son jardin et, évidemment, hésiter ou trancher…

Il avait une autre idée, l’auteur, oh, bien sûr, elle n’était pas de lui, il n’avait pas inventé ça, mais il avait voulu l’appliquer à lui même : il s’agissait de la contrainte. Contre la trop grande liberté de la page blanche, liberté finalement paralysante, il se sentait en sécurité, l’auteur, dans la contrainte stylistique qui créait une ambiance, qui faisait chanter le texte en quelque sorte malgré lui.

Ecrire, c’est souvent dire : Et si… ? Et si un homme passait à travers les murailles ? Et si deux enfants de familles ennemies s’aimaient ? Dans son livre l’auteur voulait mettre beaucoup de « Et si… ? » Certains concerneraient l’histoire ou les histoires, et d’autres concerneraient l’écriture. Et si le verbe être était aboli ? Et si tous les verbes étaient interdits? Pour les contraintes, il aimait surtout les suppressions, en somme le manque. Manque de verbes, manque de déterminants, de noms, de ponctuation… il adorait ça l’auteur, le manque. Il s’amusait tout seul d’avoir souvent écrit sans le verbe être ou d’avoir parlé d’amour sans outil de liaison. Il aimait bien aussi le chapitre sans sonorités percutantes (aucun son P, T, K).

Etait-ce une façon de ne pas trouver son style ? Pourquoi pas ? En tout cas, il s’était aperçu que cette façon d’écrire, non seulement était un bon remède contre son hésitation, mais en plus, faisait apparaître des textes insoupçonnés qui lui procuraient de la jubilation. Un livre labyrinthe proposant des choix, et dont chaque chapitre serait régi par une contrainte stylistique différente : le cahier des charges était prêt. Voilà le point de départ… A l’arrivée, on constate que l’auteur n’a pas eu la constance, ou peut-être la folie, de maintenir son écriture dans les contraintes. La majorité des chapitres, et souvent les plus longs, sont écrits « librement ». En plus, à l’intérieur des chapitres « contraints », l’auteur n’a même pas cherché la performance et il s’est autorisé à désobéir à la contrainte quand elle l’embêtait trop. Quel fainéant !

En réalité les littérateurs se divisent en deux groupes : ceux qui s’épanchent et ceux qui fabriquent, les premiers ont l’inspiration, les seconds, la transpiration. Les inspirés n’ont qu’à ouvrir les vannes pour que s’écoule enfin le fleuve de leurs larmes, de leurs colères, de leurs rêves. Les fabricateurs sécrètent eux aussi beaucoup d’eux mêmes, mais plus difficilement, avec ô combien plus d’hésitation, car pour eux l’acte d’écrire est semé d’embuches, de dangers, peut-être parce qu’ils en envisagent les infinies possibilités.

L’écriture épanchée, l’auteur ne la refusait pas. Le moi ne lui était pas haïssable, surtout pas le sien d’ailleurs, et c’est ainsi qu’il conservait dans ses archives – en réalité l’humanité se divise en deux groupes: ceux qui jettent et ceux qui gardent – il conservait dans ses archives des textes plus effusifs, qu’on aurait pu croire plus personnels. Mais il était d’abord un fabricateur, un combinateur, et ce qu’il aimait surtout, c’était voir surgir des textes imprévus.

Une des questions que posait cette manière d’écrire à la deuxième personne était celle du temps. Puisque l’auteur te raconte ton histoire, il ne peut le faire qu’au présent : Voici ce qui t’arrive au moment où tu lis… ou à la rigueur au futur : Tu rencontreras l’homme de ta vie. Mais plus difficilement au passé : Tu as fait cela hier. Ce qui implique de situer le roman dans l’actualité immédiate. Or l’écriture romanesque est majoritairement nourrie du souvenir. Il faut laisser le temps mûrir les événements dans notre mémoire pour pouvoir les ressusciter. En plus, comme l’auteur travaillait très lentement, ses propre textes, relus quelques mois, voire quelques années plus tard, lui semblaient déjà désuets.

Et puis, il y avait la question des lieux. L’auteur aurait voulu situer ses histoires dans des endroits non désignés, non situés sur la carte du monde, mais en même temps tout à fait « au monde », tout à fait actuels, que le lecteur aurait l’impression de reconnaitre… En particulier il y avait cette question de l’île de la Réunion où vivait l’auteur. L’auteur ne tenait pas spécialement à parler de la Réunion, il ne voulait s’obliger à rien. Mais la Réunion était là sous ses yeux. Et dans ses oreilles aussi car elle lui posait la question de la langue. Bien que le français soit partout présent sur l’île, la première langue familière y est le créole. A force de cultiver sa francophonie personnelle, l’auteur craignait que ses écrits s’en trouvassent moins nourris de la richesse de l’oralité environnante. C’était le risque en effet…

L’auteur travaillait des heures et des heures à réaliser des plans de son œuvre. Chaque nouvelle idée le voyait s’atteler avec plus de méticulosité à un nouveau plan de circulation du lecteur dans l’ouvrage. Il recommençait sans cesse, cherchant à élaborer le meilleur plan, celui qui permettrait d’embrasser d’un seul coup d’œil toutes les possibilités. Incalculable est le nombre de feuilles de papier de tous formats, que l’auteur a ainsi consacrées aux mille plans successifs de son ouvrage. Que de forêts sacrifiées !

L’idée que le nombre de lectures possibles était infini le ravissait. Légèrement contrariée cependant par l’idée que plusieurs lecteurs feraient exactement la même lecture : ceux qui choisiraient la lecture linéaire sans s’occuper des consignes. En plus, il se voyait forcé de convenir que la lecture linéaire était la seule qui permettait au lecteur d’échapper à son diabolique plan de circulation !

Certes l’histoire ou les histoires n’étaient que des prétextes, mais c’était les meilleurs prétextes que l’auteur avait trouvés pour tenter de fourguer aux autres son monde intérieur, son poème. En somme l’histoire était la forme fixe de son poème. Queneau pensait qu’il n’y a pas de différence de fond entre un poème et un roman, tous deux sont là pour nous livrer, nous délivrer un monde intérieur. Cependant le poème, lui, ne s’oblige pas à raconter une histoire, et l’auteur d’en conclure que les poèmes sont plus vrais puisqu’on n’y dit rien de plus que ce qu’on a à dire. A tel point qu’un jour, il décida de ne plus jamais écrire d’histoires, rien que des poèmes. Le lendemain, il se remit à ton roman. C’était toujours comme ça : même après avoir mille fois pesté contre la stupidité de son projet, même après l’avoir mille fois abandonné, il y revenait sans cesse et passait des heures et des heures à essayer maladivement de rattacher tel chapitre à tel autre…

Déjà bien avancé dans son entreprise, l’auteur ne savait toujours pas si celle-ci était une bonne idée. La balle serait dans le camp des lecteurs. Et les contraintes, les ficelles, les raccords, fallait-il les révéler, les affirmer ou les laisser agir secrètement comme autant d’éminences grises ? L’auteur ne le savait toujours pas. Il écrivit alors un chapitre intitulé « la vie de l’auteur » dans lequel il pouvait révéler ses interrogations et s’adonner à la douce manie de l’auto-justification.

Ce qu’il aurait voulu, l’auteur, c’est écrire un roman infini dans lequel il pourrait toujours rajouter des chapitres. D’où l’idée d’un roman évolutif publié sur le net, dont le volume s’étofferait peu à peu de l’intérieur, en revenant sur les choix implicites contenus dans le moindre épisode du récit. Le coronavirus lui donna le coup de pied dans les fesses nécessaire pour qu’il passe à l’acte de la mise en circulation. Malheureusement, il était trop tard : tous ces textes au présent étaient déjà des textes du passé.

Mais l’écriture allait se poursuivre. Et dans sa mégalomanie naïve, l’auteur se plaisait à imaginer un labyrinthe infini qui allait continuer à s’écrire, à se transformer, à se développer longtemps après la première publication et peut-être jusqu’à l’infini.

Fin de cette vie de l’auteur

Mais il y a une autre vie de l’auteur. Un autre auteur caché derrière le premier. Un auteur qui regarde le monde dans lequel il fait déambuler le lecteur. Il n’a pas l’air d’aimer le système capitaliste dans lequel il vit. Dans le fond, c’est lui qui écrit. L’autre lui donne juste quelques consignes. Il y a…