4. Café
Donc, quand le tenancier t’interrogea, tu lui répondis café. A présent il t’en apporte un grand bol avec du pain, du beurre, de la confiture, et même le journal ! Le grand jeu. Sans doute parce que tu as voulu plaisanter en lui demandant un « gros petit » déjeuner. Tranquillement, tu commences à manger en parcourant les titres du journal d’aujourd’hui. Enfin, d’aujourd’hui ou de la semaine dernière, qu’importe ? Tu y lirais exactement les mêmes nouvelles… Le monde continue son ronron cruel, il a continué pendant ton absence, il continuera…
Cette lecture ne te retient pas longtemps. Te revoilà dans la rue. Comme tu avais terminé, tu as payé et tu as quitté l’établissement. Machinalement. Et maintenant tu marches. Comment désigner ton état d’âme ? Tu ne peux pas le nommer sentiment, plutôt absence de sentiment, ou absence tout court, disons vide, manque. Mais aujourd’hui tu décides de laisser venir ce manque, de t’intéresser à lui, au risque de le développer, de le voir éclore, t’envahir, t’accaparer. Le mouvement général des piétons et des véhicules constitue le cocon, la matrice dans laquelle tu prends conscience du manque. Tu te déplaces comme les autres. Tout le monde, partout, se déplace éternellement. Mais toi tu dérives, emporté, sans contrôle, sans horizon. Tu marches, lectrice, lecteur, tu marches, tu marches, tu pourrais t’arrêter. Regarde, là, ce petit coin végétal au milieu de l’urbain, ce tout petit espace triangulaire, avec ce massif de fleurs au milieu entouré par trois bancs qui se tournent le dos. Personne sur celui-ci. Ce banc t’attend. Assieds-toi.
Ça ne te dit rien ? Je t’assure : rien de tel pour occuper l’esprit que s’arrêter et regarder passer ses contemporains. Le spectacle de tous ces vivants courant chacun vers son objectif ne nécessite aucun effort, aucun choix, il se déroule malgré toi, comme un film, comme plusieurs films dans toutes les directions, toutes les dimensions, tu zappes instantanément d’un passant à l’autre, d’une histoire à l’autre, des histoires qui ne t’accaparent pas trop, qui peuvent parfaitement se combiner ou se superposer à ta rêverie.
Te voilà assis. Face aux autres. Ou face à toi-même ? Non, ne me dis pas qu’assis, tu te sens plus seul encore ! Quoi ! Tu n’apprécies pas cette divagation, cet abandon mental ? Tu ne te sens pas en route vers la béatitude ?
Je me rends compte que tu m’as obéi, que tu as accepté de t’asseoir sur ce banc sans trop y croire. Patiente un peu. Le miracle du divertissement va s’opérer. Tu tournes le dos aux fleurs. Des pensées. Tu tournes le dos aux pensées. Amusant, non ? … Non ? Rien ?
Décidément rien ?
On dirait que si. A force, à force, une sorte de sentiment semble naître en toi, presque un début d’émotion : l’ennui. L’ennui commence quand l’idée de faire quelque chose t’effleure. Voilà déjà un désir. Faire quelque chose ! Mais quoi ? Tu te mets à considérer différemment ce qui t’entoure. Tu perçois l’odeur des gaz d’échappement, tu prends conscience de l’énorme volume sonore qui t’enveloppe, du mouvement cataclysmique des véhicules autour de toi. Te rends-tu compte du temps qu’il t’a fallu pour simplement percevoir cela ?
De l’autre côté de la rue, une librairie… Elle pourrait constituer un remède à ton ennui, cette librairie là-bas, à côté du cybercafé. Tiens, ce genre d’établissement existe encore ? Tu pourrais y entrer. Ou entrer dans la librairie…
Pas tout de suite. Profite encore un peu de ce temps pur que tu vis. Une chance pour toi d’avoir perdu ton téléphone portable ! Mais j’y pense, peut-être que tu l’as jeté exprès ? Tu as bien fait, ça te donne le loisir, le plaisir de t’ennuyer, de t’ennuyer vraiment, tout seul, sans marcher, sans conduire, sans mots fléchés, sans sudoku, sans musique dans l’oreille, sans image qui défile.
C’est bon, j’ai compris, inutile de trainer : tu veux y aller. Tu veux traverser la rue. Je vais le faire, enfin, tu vas le faire. Excuse-moi, comme je te raconte ton histoire, j’ai parfois tendance à me prendre pour toi. Ta vie a pris un nouveau sens avec la naissance de cette envie, même pas de cette envie, disons de cette idée de pénétrer à l’intérieur de la librairie… ou du cybercafé… il y a aussi le cybercafé… en somme, nous avons le choix… Tu as le choix… Le livre ou l’écran ?